L’économie de l’attention

DELTEIL Clément, BLANCKAERT Martin, CHARTON Nicolas

« Dans un monde riche en informations, l’abondance d’informations entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’informations crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer. » Voici comment Herbert Simon, économiste et chercheur en intelligence artificielle, anticipait en 1971 ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie de l’attention[1].

L’internet du 21e siècle est en effet caractérisé par les réseaux sociaux, les plateformes de streaming vidéo et audio, les jeux en ligne qui fonctionnent sur ce modèle économique. Il faut pourtant se souvenir que les GAFAM qui dominent l’économie de l’attention n’ont pas toujours fonctionné ainsi : Google refusait la publicité sur son moteur de recherche, Facebook s’interdisait le tracking de ses utilisateurs  ! Comment Internet a-t-il basculé dans ce nouveau modèle ? Qu’implique-t-il pour la société toute entière ?  

Les données personnelles comme sources de valeur

Concrètement, le modèle des GAFAM consiste à considérer la collecte de l’activité en ligne des utilisateurs comme une ressource, permettant d’optimiser les publicités qui lui seront présentées. La question de l’attention est aux deux bouts de la chaîne : maintenir l’utilisateur sur les plateformes et capturer son attention, pour au final lui servir des contenus publicitaires adaptés spécialement pour lui et qui sont présentés comme plus efficaces que les contenus traditionnels. Et ce modèle est plus que viable : 80% des revenus de Google sont publicitaires, et c’est près de 99% pour Facebook[3]. Le choix de ce modèle économique, bien que pensé initialement pour conserver l’utilisateur sur sa plateforme, s’est ancré dans la dynamique de développement d’internet et on en voit aujourd’hui les conséquences néfastes : polarisation des opinions, surveillance des utilisateurs, perte de l’attention et de la concentration ainsi que l’addiction aux notifications et aux téléphones.

Si, au point de départ,  les données personnelles collectées servaient uniquement à personnaliser les publicités, elles ont peu à peu évoluées pour un autre usage : personnaliser la plateforme en question. Et les premiers à comprendre cela ne sont pas tombés dans l’oubli, loin de là ! Parmi les sites utilisant l’économie de l’attention à la base de leur modèle depuis le début des années 2000, on retrouve Google (en 2004, Larry Page fait une conférence pour promouvoir AdSense, le nouveau système de Google fait pour “rendre nos pubs utiles, et pas juste ennuyeuses”) et Facebook (Sean Parker, président de Facebook en 2004, a dit plus tard en interview que le site avait été pensé autour de la question “comment consommer autant de votre temps et de votre attention consciente que possible”)[4].

“Un petit shot de dopamine”

Mais Facebook n’a pas été précurseur que sur ce point-là : ils ont également participé à la démocratisation de ce qui aujourd’hui cause une perte de la concentration et même chez certains une addiction. Dans cette même interview de Sean Parker, il explique que afin de consommer un maximum du temps de l’utilisateur que possible, il faut lui injecter “un petit shot de dopamine de temps en temps”, et cela à travers une notification.

Et ces propos sont appuyés sur des travaux de psychologie : de multiples études montrent effectivement que recevoir une notification a le même impact qu’une drogue – ce sentiment de validation sociale qui pousse ensuite à produire plus de contenu afin de réitérer l’expérience[5]. Cela va même encore plus loin que ça : l’attente de la récompense lorsque l’on poste quelque chose entraîne un défaut d’inhibition, ce qui se traduit par une difficulté à ne pas agir sous le coup de l’impulsion et constitue le déficit central des troubles de l’attention.

Sean Parker explique cela avec le sourire au coin des lèvres, fier de ce qu’il a créé et qu’il décrit lui-même comme “le type de chose qu’un hacker comme moi pourrait inventer car on exploite une vulnérabilité de la psychologie humaine”. Et alors qu’on peut penser qu’il ne pourrait pas être plus machiavélique, il parvient tout de même à nous surprendre en ajoutant “nous, les créateurs, les inventeurs, c’est Mark (Zuckerberg) et moi, nous le comprenions consciemment, et nous l’avons fait quand même”.

 

Paroles de repentis

Cependant, tous les créateurs de génie qui ont façonné le fonctionnement d’une part importante de la société d’aujourd’hui n’étaient mal intentionnés : le créateur du bouton “Like” de Facebook, Justin Rosenstein, explique dans le documentaire produit par Netflix “Derrière nos écrans de fumée” (“The social dilemna” en anglais) : “Lorsque nous avons créé le bouton “Like”, notre motivation était “peut-on répandre la positivité et l’amour dans le monde ?” L’idée qui est apparue aujourd’hui que les adolescents deviendraient dépressifs lorsqu’ils n’ont pas assez de likes ou que cela mènerait à une polarisation politique n’était nulle part sur notre radar”. Bien que cela ressemble à une phrase bateau qui pourrait être prononcée par Zuckerberg auditionné par le Congrès américain, Justin vit désormais à l’écart des réseaux sociaux et restreint son usage d’internet au strict minimum. Il s’est d’ailleurs investi dans de nombreux projets conçus pour sensibiliser les utilisateurs aux dangers des réseaux sociaux et de l’internet, comme de plusieurs de ses ex-collègues qui ont également changé leur fusil d’épaule suite à l’évolution de leur création.

Faut-il écouter les repentis ? En voyant que ces anciens employés de ces grands groupes jouent maintenant un autre rôle, du côté des utilisateurs, vous seriez en droit de vous demander si l’on donne la parole aux bonnes personnes. En effet, des acteurs de ce milieu comme Tristan Harris, rédigent des articles pour de grands journaux, se déplacent partout dans le monde pour animer des conférences TED ou des séminaires et des milliers de personnes se déplacent pour assister à leur homélie.

Les journalistes ont caractérisé ce type de personnage par le nom de “Prodigal Tech Bro”. Ce personnage vit systématiquement une sorte d’éveil religieux. Il voit soudainement son ancien employeur comme toxique et se réinvente en expert pour apprivoiser les géants de la technologie. Une rédemption qui ne convainc pas Maria Farrell : “[Le prodigal Tech Bro]  avait perdu son chemin mais l’a maintenant retrouvé. Il est chaleureusement accueilli au centre de nos discussions. Le véritable problème ici, c’est que bon nombre de militants épuisés qui n’ont pas pris d’argent de Google ou de Facebook n’ont pas, ne serait-ce qu’un quart de l’attention, du statut, et de l’autorité que ces prodiges considèrent comme droit de naissance.[6]” Mais, à leur place, ne ferions-nous pas la même chose. Pourquoi quelqu’un ferait-il la bonne chose dès le début “quand il peut prendre l’argent, s’amuser, puis, lorsque le vent change, convertir son statut et sa richesse relative en plaidoirie spéciale et en une toute nouvelle carrière ?”

Tristan Harris a lancé une association début 2018, le “Center hor Human Technology” avec d’autres ex-travailleurs des empires Google et Facebook. Ils ont la volonté de sensibiliser les professionnels de la technologie, ainsi que les citoyens ordinaires à l’influence qu’ont les nouvelles technologies sur leur vie, leur attention et leur vie privée. L’association a aussi pour but de peser face aux GAFAM, notamment sur l’échiquier politique en faisant du lobbying auprès du Sénat Américain. La plus grande inquiétude de ces professionnels semble se porter sur les générations futures, leurs enfants qui seront des potentielles victimes de ces abus. Ils dénoncent par exemple l’exposition dangereuse des enfants sur Youtube Kids[7], le développement d’une addiction aux likes, notifications, etc.


Agir à son échelle

Si vous voulez agir à votre échelle, vous pouvez utiliser un adblocker afin d’éviter de monétiser votre attention sur des contenus que vous n’appréciez pas. Si vous voulez vous rendre compte de l’ampleur des choses, vous pouvez également installer l’extension Ghostery sur vos navigateurs pour afficher le nombre d’outils utilisés par un site pour récolter des données sur vous[8]. Enfin, comme vous devez déjà le faire, pensez à désactiver un maximum de notifications quand vous avez besoin de vous concentrer sur une tâche.

Mais ne vous y trompez pas ! Ces solutions doivent être vues  pour ce qu’elles sont : elles ne modifient pas l’architecture de l’économie de l’attention et c’est là, les limites de ces solutions individuelles. De plus, le problème avec celles-ci c’est qu’on joue un peu au jeu du chat et de la souris. La publicité et les plateformes s’adaptent pour attirer notre attention et on risque de voir de plus en plus de pubs qui s’intègrent dans les contenus, comme par exemple, sur des sites comme BuzzFeed ou Twitch. La solution relève-t-elle de l’éthique individuelle ou de l’hygiène numérique ? Ou l’économie de l’attention relève-t-elle de choix politiques à faire collectivement ?

 

[1] H. A. Simon, “Designing Organizations for an Information-Rich World,” in Martin Greenberger, Computers, Communication, and the Public Interest, Johns Hopkins Press, 1971, pp. 40–41.

[2] Gilad Edelman, “The Smoking Gun in the Facebook Antitrust Case”, Wired, 12 septembre 2020 (https://www.wired.com/story/facebook-ftc-antitrust-case-smoking-gun/)

[3] Stupid Economics, “L’économie de l‘attention : le commencement”, Youtube, 20 juin 2018 (https://youtu.be/rMV1WaWGb3I?t=402)

[4] Interview de Sean Parker “Facebook is ripping apart society”, Youtube, 13 décembre 2017 (https://www.youtube.com/watch?v=J54k7WrbfMg)

[5] Interview de Sean Parker “Facebook is ripping apart society”, Youtube, (https://www.youtube.com/watch?v=J54k7WrbfMg)

[6] Maria Farell, “The prodigal TechBro”, The Conversationalist, 2020,  https://conversationalist.org/2020/03/05/the-prodigal-techbro/

[7] Ramos Tommy, Lebrun Mathilde, Schwaiger Sarah, “L’enfer du Youtube pour enfants”, ACID, 2, 2021.

 

[8] Camille Gruhier, “Données personnelles – Prise en main d’un anti-traceur pour naviguer sans être pisté”, https://www.quechoisir.org/conseils-donnees-personnelles-prise-en-main-d-un-anti-traceur-pour-naviguer-sans-etre-piste-n6909/