Ruben Barraud ; Samuel Bernard
Demain les chiens est un recueil de nouvelles de science fiction initialement publiées dans le magazine Astounding Science Fiction entre 1944 et 1952 et écrites par Clifford D. Simak. Il est considéré comme un classique du genre. Il se singularise par son cadre bucolique, un style de science fiction dont Simak est un pionnier. Robert Silverberg a d’ailleurs dit que chez Simak, peu importe à quelle époque et sur quelle planète se situe l’histoire, on se retrouve toujours dans son Wisconsin natal[1] !
Le roman comporte huit contes, qui se présentent comme une légende canine. Chacun est précédé d’une note dans laquelle des chiens savants font des commentaires philologiques sur le récit. L’histoire relate, entre autres, la disparition de l’homme sur terre, son implication dans le développement de chiens parlants et la naissance de la civilisation canine. Le recueil présente une forme d’apocalypse douce, qui voit l’humanité s’effacer devant d’autres formes de vie. Il décrit une galerie d’agencements entre science, technique et politique, dont l’auteur s’attache à suivre les conséquences logiques, dans une vaste fresque qui s’étend sur des milliers d’années.
La structure de l’œuvre, constituée de huit contes, séparés parfois par des ellipses de plusieurs milliers d’années, est bien visible sur le graphe : plusieurs réseaux de personnages se succèdent, créant alors des sous-domaines correspondants à chaque conte. Cependant, dans la multitude des personnages, un micro-monde central s’impose, qui résiste à la variation du temps.
Ainsi, le graphe s’articule notamment autour du personnage central de Jenkins, autour duquel l’ensemble des réseaux gravitent. Jenkins est un robot créé de la main de l’homme, au service de la famille Webster sur plusieurs générations, qui est présent dans plusieurs contes. On note d’ailleurs que le premier conte Ville, mettant en scène l’échec de la vie urbaine, disparaît totalement du graphe par l’absence de Jenkins et de liens avec celui-ci ! Ainsi, Jenkins est le témoin et la mémoire de l’évolution humaine et canine sur plusieurs milliers d’années. Il fait figure de fil conducteur dans l’histoire.
Dans la seconde moitié du récit, les contes sont séparés par d’importantes ellipses temporelles et mettent souvent en scène un chien parlant accompagné de son robot personnel et de Jenkins. On peut ainsi apercevoir sur le graphe des pôles de deux à trois personnages reliés à Jenkins, mais non reliés entre eux.
Parmi le “noyau intemporel”, les Webster occupent également une place centrale. La famille Webster représente les hommes. L’action de chacun de ses membres, sur deux à trois générations, joue un rôle central dans l’évolution de l’espèce humaine sur Terre. Ainsi, Jérôme A. Webster n’a pu sauver Juwain, philosophe martien dont la thèse aurait pu assurer le salut de l’espèce humaine en la purgeant de sa violence intrinsèque. Son fils, Thomas Webster, se réfère souvent à son père, dans sa vieillesse. Bruce Webster, fils de Thomas, est à l’origine, grâce à ses expériences, de la civilisation canine, ayant donné aux chiens la possibilité de parler et lire. Chacun d’eux a été le maître de Jenkins. Bien qu’aucun ne soit présent simultanément dans un même conte, leur mention dans d’autres contes explique leur importance sur le graphe.
Demain les Chiens propose un grand nombre de personnages, qu’on peut regrouper par espèces : Hommes, Mutants, Robots, Chiens, Fourmis, Animaux civilisés. Cette diversité nous offre une vaste galerie d’agencements Science, Technique, Politique. L’œuvre propose ainsi une diversité de modèles, entre lesquels elle ne tranche pas forcément.
Chez les hommes, la politique est dépassée par la technique et ne peut la rattraper. La civilisation humaine est ainsi présentée comme mécanique et fondée sur les progrès techniques. La science quant à elle constitue un objectif de l’homme, sous les figures de la philosophie de Juwain et de la forme Jovienne qui apportent le savoir absolu. Cette quête de la science/sagesse se retrouve notamment dans le graphe avec le trio Juwain-Jérôme A. Webster-Richard Grant : Jérôme est responsable de la perte de la philosophie de Juwain, potentiellement salvatrice pour l’humanité, et que Richard Grant cherche à retrouver.
Les hommes mutants se différencient des hommes par un désintérêt vis-à-vis de la politique. Ceux-ci sont dotés d’un savoir inné, d’une simple curiosité à l’origine d’une technique considérée comme un jeu libre et refusent de vivre en société. Les mutants sont représentés par le personnage de Joe, à l’origine de l’évolution technique des fourmis, qui vient aider Thomas Webster à la construction d’un astronef et voit dès sa première lecture une erreur dans l’essai de Juwain.
Les fourmis une fois dotées de la technique peuvent être considérées comme le double exacerbé de l’homme. Dépourvues de toute notion scientifique ou politique, leur technique est aveugle et devient envahissante, autodestructrice et sans finalité. Le graphe illustre l’opposition entre Juwain et les Fourmis : la sagesse de la science martienne face à la dangerosité de la technique des fourmis.
Les robots apparaissent d’abord comme des outils, fidèles valets de l’homme, puis mains des chiens. Cependant, leur longévité leur confère un savoir, une forme de science par l’expérience. Jenkins, présent sur plusieurs millénaires, devient une extension de la pensée humaine et adopte une véritable sagesse grâce à son expérience.
Enfin, les chiens possèdent un rapport particulier à la technique. Leur civilisation est née grâce à la technique de l’homme, avec le don de la parole et de la lecture. Mais ils ne voient aucun intérêt dans le développement de la technique. Ils disposent d’un savoir naturel, différent de la science humaine, et se dirigent vers une politique résolument pacifiste.
L’œuvre ne tranche pas de façon explicite entre ces différents modèles. Toutefois l’homme est un personnage central du livre, représenté par la famille Webster et est le premier à s’organiser en société. Il est donc intéressant d’examiner plus précisément les agencements de science, technique et politique autour desquels Simak fait évoluer les hommes et de s’en servir comme point de comparaison avec les autres.
Le premier conte de Demain les Chiens intitulé Ville décrit l’abandon des villes par l’homme, engendré par des moyens de transports toujours plus rapides, comme les hélicoptères personnels. L’homme ne se regroupe plus pour vivre, mais seulement pour travailler dans des centres d’affaires. L’opposition entre technique et politique est claire : une sorte de dissolution politique, de la ville ou de la communauté, causée par le progrès technique.
Cette opposition se répète dans le cinquième conte, Paradis, qu’on repère à la branche politique Kent Fowler (directeur d’un laboratoire de Jupiter) – Tyler Webster (président du comité international sur terre). Tyler veut empêcher Kent de répandre la vérité sur Jupiter. Kent sait que l’on peut s’y transformer, grâce à la technique, dans une forme psychique appelée Jovienne pour vivre dans les gaz de Jupiter : une sorte de paradis où l’on sait et l’on ressent tout. On peut par exemple communiquer avec son chien par la pensée. Tyler Webster comprend que cette découverte signifie la fin de l’humanité terrestre. En effet, dans le conte suivant, les humains ont déserté la terre pour devenir Joviens sur Jupiter.
La politique est encore une fois dépassée par les avancées techniques et les possibilités qu’elles offrent. Ce sont elles qui sonnent le glas de l’espèce humaine, mais sans catastrophe. On peut retrouver dans ces deux exemples un certain idéal Saint-Simonien[2] : à travers les moyens de transport et de communication très évolués, la centralisation du pouvoir mondial, avec le Comité International présidé par Tyler Webster et basé à Genève, capitale du globe, mais surtout à travers la prépondérance de la technique, que la politique n’arrive pas à maîtriser ou à suivre. En somme, la technique change en profondeur les modes de vie.
La science et le savoir ont aussi un rôle important mais semblent moins inhérents à l’homme. Il est par exemple question tout le long du livre de la philosophie de Juwain qui permettrait entre autre d’éliminer le meurtre dans la société humaine. Mais Juwain n’est justement pas humain, c’est un martien. Les hommes doivent donc accéder à cette philosophie, notamment par la technique, en voyageant jusqu’à Mars. Plus tard, quand les hommes partent sur Jupiter pour devenir Joviens et tout ressentir, tout savoir, c’est encore une fois la technique qui le permet.
La technique a donc une dimension fondamentale pour l’homme dans l’ouvrage. Elle semble même constitutive de ce dernier, comme une dynamique première. Les robots, objets technologiques par excellence, sont d’ailleurs anthropomorphiques. Et les chiens les qualifient dans leurs notes comme des extensions de la pensée humaine. La pensée humaine serait donc contenue dans une technologie, qu’elle a elle-même pensée.
Un autre exemple parlant est celui de Peter, un des derniers humains sur terre quelques milliers d’années après l’exode vers Jupiter, qui réinvente l’arc et la flèche. Au yeux de Jenkins, c’est bien le signe que l’homme n’échappera jamais à cette dynamique naturelle : la technique, ici sous son jour le plus sombre, l’arme, qui mène à la guerre.
Les chiens de leur côté n’ont pas d’intérêt pour la technique. Il y a d’ailleurs un point de divergence frappant entre les chiens et l’homme dans le livre. Les mondes extérieurs des chiens ne sont pas les planètes ou les étoiles, qu’ils considèrent comme des lumières accrochées dans le ciel, mais les dimensions. Ils voyagent dans ces dimensions par la pensée, tandis que l’homme voyage dans ses vaisseaux, fruits d’une technologie avancée. Pour aller plus loin, on pourrait dire que les hommes voyagent pour accéder à la pensée ou au savoir (aller sur Jupiter pour devenir Jovien, aller sur Mars pour la philosophie de Juwain), tandis que les chiens se contentent de leur situation présente.
Le sens de la technique semble prendre plusieurs formes dans l’ouvrage. Les fourmis, après avoir été l’objet d’une expérience d’un mutant, Joe, développent une technique de plus en plus élaborée et finissent par construire un bâtiment gargantuesque, une fourmilière sur la terre, qui recouvre peu à peu toute la planète et chasse les autres animaux. Ce personnage apparaît comme le double de l’homme, doté d’une technique aveugle et envahissante pour les autres espèces.
Toutefois la vision de la technique humaine semble plus nuancée. Le conte numéro 6, Les passes temps, est un texte charnière qui prend place à Genève après l’exode des hommes vers Jupiter et décrit une société de 5 000 humains restés sur terre. Cette société vit dans l’opulence, héritée d’une production matérielle destinée aux 7 milliards d’êtres humains qui se sont envolés. Pourtant il règne dans cette nouvelle une ambiance déprimante et morbide. La plupart de ces derniers hommes préfèrent plonger dans un rêve artificiel pouvant durer jusqu’à l’éternité, plutôt que d’affronter leur réalité. Ils n’ont plus besoin de travailler, de produire et en sont misérables. Sans travail et technique la vie d’un homme n’a donc pas de sens, comme aurait pu le dire Kant[3].
Toutefois la technique n’a pas cette dimension de jeu libre, comme chez les mutants, plus cyniques. Les hommes semblent avoir aussi besoin d’espoir pour construire. Et cet espoir est peut-être lié au progrès. Puisque 5 000 hommes n’iront pas plus loin que là où se sont arrêtés des milliards à quoi bon ? Le travail et la technique seraient alors moins un but en soit que le progrès.
L’œuvre, comme toute science fiction qui se respecte, dépeint un progrès technique sans limite et assez inéluctable. Toutefois, celui-ci ne s’accompagne pas de la catastrophe inéluctable. Il n’y a pas d’apocalypse dans Demain les chiens. Ce n’est donc pas vraiment une critique huzarienne du progrès, qui devinait dans celui-ci la cause de notre annihilation[4]. Ceci dit, on pourrait aussi arguer que l’homme échappe à la catastrophe en quittant la terre et sa forme humaine (pour la forme Jovienne) au bon moment. Ici, c’est la technique qui permet d’échapper à ses propres limites.
Si les progrès technologiques sont fulgurants dans le livre et laissent la politique à la traîne, c’est plutôt le critère d’une société pacifiste qui revient comme un réel but à atteindre. Dans la note sur le conte 5, les chiens disent que l’homme a mis un million d’années à éliminer le meurtre, ce qu’ils considèrent comme une réussite. Encore une fois, on peut y voir la critique de la politique humaine, qui échoue face à la philosophie du martien Juwain et la forme de vie Jovienne, mais aussi face aux chiens, pacifistes dès le début de leur civilisation. Une société pacifiste n’est pas l’objet de leur progrès, ils l’ont déjà acquise. Ils ne participent pas non plus à un quelconque progrès technique. Le progrès canin s’apparente donc plus à un élargissement de la connaissance pure, de formules, notamment pour mieux connaître les dimensions extérieures auxquelles ils sont sensibles.
Finalement tous ces modèles rencontrés, ces questions soulevées, sont bien la preuve que Clifford Simak s’efface derrière son rôle de conteur, plutôt que de prendre parti. Ce récit de science fiction bucolique aux apparences simplistes ne place pas Simak en écrivain traditionaliste, encore moins philosophe de comptoir évoquant une innocence perdue. L’auteur réussit à déployer une histoire sur des milliers d’années et à s’effacer derrière la mise en abyme de son récit comme une légende canine. A la manière des chiens “philosophes”, le lecteur se retrouve à discuter de cette légende, des choix des hommes et des différents modèles de civilisation qui se déploient et à prendre parti.
Les choses deviennent néanmoins un peu plus claires avec le contexte historique de l’œuvre. En effet l’écriture du premier conte prend place à la fin de la seconde guerre mondiale, après le bombardement nucléaire de Nagasaki et Hiroshima par les américains. Clifford Simak a écrit ces contes dans un moment de l’histoire où la politique mène à la guerre et la technique extermine des hommes. Pourtant, bien qu’on ressente dans le récit une nostalgie prégnante, personnifiée à la fin par Jenkins, il n’y a aucune catastrophe technologique.
Simak préfère remplacer l’homme mécaniste, au progrès technique sans limite, par des chiens et des robots plus à même de vivre en société, tandis que l’homme fuit la terre et abandonne son histoire pour muer en une nouvelle espèce. Finalement l’homme n’en deviendrait-il pas un passeur, permettant le développement d’autres formes de civilisations différentes, plus pacifistes, plus technologiques ou plus savantes, à condition que lui-même sache s’effacer de la scène.
[1] Robert Silverberg, Préface à Demain les Chiens (1996).
[2] Antoine Picon, Les Saint-simoniens : Raison, imaginaire et utopie, Belin, 2002.
[3] Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, 1803.
[4] Eugène Huzar, La fin du monde par la science, 1855.