Le transhumanisme : à en perdre la tête

GANIVET Justin, Theophile Maisonneuve, Aymeric RAYMOND

Si nous vous proposions de vous couper la tête pour la cryogéniser afin de vous réveiller 500 ans plus tard, vous nous prendriez sans doute pour des illuminés, n’est-ce pas ? Tout cela ressemble à de la science-fiction et, pour beaucoup, la cryogénisation est une technologie futuriste cantonnée aux littératures de l’imaginaire. Pourtant plus de 200 personnes ont déjà franchi le pas pour se faire cryogéniser. Et plusieurs milliers auraient d’ores et déjà souscrit à un contrat de cryogénisation. La technologie existe et a été développée entre les années 1950 et 1970. Le premier cas de cryogénisation humaine remonte à 1967 : le patient était un médecin et universitaire américain du nom de James Bedford.

En revanche, votre enthousiasme pourrait être tempéré par le fait que nous ne connaissons pas, à l’heure actuelle, de méthode pour inverser le processus ! Pour comprendre ce qui peut motiver un acte aussi radical, et apparemment insensé, que de faire cryogéniser aujourd’hui, il faut se plonger dans le credo et l’histoire du mouvement transhumaniste, qui allie grandes promesses technologiques et spirituelles.

Le désir de l’immortalité

Dans leurs récits, les transhumanistes n’hésitent pas à faire référence aux premiers récits connus de l’Humanité. Dans l’Epopée de Gilgamesh, récit ancré dans la religion mésopotamienne, après maintes péripéties, le héros éponyme se lance dans la quête de l’immortalité. Ce récit appartient au nombreux mythes qui parlent d’immortalité, comme la Fontaine de Jouvence ou l’Élixir de longue vie, présents dans différentes mythologies.

Mais la promesse religieuse peut se muer en promesse technique. Plus tard, Pic de la Mirandole appellera l’Humanité à « sculpter sa propre statue ». Quelques siècles après, Condorcet fait l’hypothèse  qu’il deviendra possible d’augmenter la durée de la vie humaine grâce à la médecine[1]. Ces deux auteurs sont des exemples, souvent cités par les transhumanistes, parmi de nombreux autres qui supposèrent que l’immortalité était atteignable par un moyen technique. Pic de la Mirandole était un humaniste, Condorcet un philosophe des Lumières, deux héritages dont se revendiquent les transhumanistes. Ces derniers considèrent la sénescence comme une maladie qu’il faudrait soigner.

Popularité du transhumanisme

Tous les exemples cités précédemment sont mentionnés comme référence par les transhumanistes, mais ils ne peuvent cependant pas être considérés comme appartenant au mouvement, qui est une création récente. L’histoire du transhumanisme n’est cependant pas linéaire. L’histoire du mouvement est disputée entre ses différentes chapelles. Il faut notamment  faire attention à l’histoire du mouvement présentée par Nick Bostrom, une de ses figures de proue, qui a tendance à oublier certaines parties et certains acteurs.

La première mention du terme « transhumanisme » remonte à Jean Coutrot dans les années 1930. Il lui prête cependant un sens assez différent du sens actuel. Le transhumanisme est pour lui un nouvel humanisme. Il faudra attendre 1957 et Julian Huxley pour que le terme prenne le sens contemporain et se popularise. Huxley définit ainsi la perspective du transhumanisme : « un homme restant un homme, mais se transcendant, en réalisant de nouvelles possibilités de et pour sa nature humaine[2] » . Il appelle alors à « croire au transhumanisme » pour que l’Humanité progresse. Il faudra, toutefois, attendre plusieurs décennies avant la naissance d’un véritable mouvement transhumaniste.

Le premier groupe n’a pas émergé tout seul, il est né d’une pluralité de mouvements ayant des buts et des projets communs. Dans les années 1960 à 1990, trois groupes coexistaient, échangeaient des idées et se développaient. Nous trouvons d’abord les futurologues, un groupe essentiellement constitué d’écrivains et d’universitaires proposant des réflexions sur le futur de l’humanité, tout en essayant de faire des prédictions. Parmi les principales figures on peut citer FM-2030, pseudonyme de l’écrivain F.M. Esfandiary — qui souhaitait la naissance d’une nouvelle espèce humaine à l’horizon 2030 — , Robert Ettinger ou encore Max More. Le deuxième groupe est formé par  la société L5, qui avait pour but de promouvoir la colonisation spatiale. Dans ses faits d’arme, la société a réussi à faire échouer la signature du « Traité de la Lune » qui devait empêcher la privatisation de l’espace. Enfin, nous trouvons le mouvement cryonique, surtout par le biais de deux sociétés Cryonics Institute et Alcor Life Extension Foundation.

Ce brassage de groupes et d’idées donne lieu, en 1988, à la création du journal Extropy par Max More. C’est la première publication à prôner les idées transhumanistes en dehors des cercles restreints que nous avons évoqués. S’ensuit la création de l’Extropy Institute qui organise des conférences et la création des Principes Extropiens qui évoluent avec le mouvement.

Mais une importante scission intervient quelques années plus tard, lorsqu’une part des tenants du transhumanisme choisit de  se détacher de Max More. Les raisons sont diverses. Nick Bostrom et James Hughes souhaitent notamment rendre le mouvement plus sérieux et lui obtenir une véritable reconnaissance académique. C’est pour cette raison qu’ils créent la World Transhumanist Association en 1998. Ils critiquent également les Principes Extropiens, à qui ils reprochent d’être devenus un mélange entre méthode de développement personnel et psychologie, se rapprochant presque d’une religion. De plus, la forte idéologie libertarienne de Max More n’a sûrement pas aidé. More plaide pour que seules les personnes les plus aisées puissent avoir accès aux augmentations, alors que Nick Bostrom est partisan d’un transhumanisme qui doit aider l’Humanité dans son intégralité.

Les années 2000 marquent un tournant pour le mouvement, qui prend de l’ampleur, entre les débats sur la bioéthique aux Etats-Unis — où les transhumanistes sont partisans des propositions les plus radicales, comme l’usage des cellules souches sans limites —, la déclaration transhumaniste présentant les principaux objectifs du mouvement et son financement par les acteurs de la Silicon Valley.

Popularité du transhumanisme

Les débats sur la bioéthique permettent au mouvement de se positionner dans la sphère publique, mais ils amènent aussi leur lot de critiques. Francis Fukuyama déclare ainsi que  le transhumanisme est « l’idée la plus dangereuse au monde »[3]. Cette polarisation du débat autour du transhumanisme permet néanmoins au mouvement de se faire connaître et d’attirer des soutiens.

Une autre critique faite aux différents groupes transhumanistes concerne l’eugénisme. Si les tenants du transhumanisme sont plutôt partisans d’un eugénisme libéral, fondé sur le libre choix — les parents ou les personnes concernées pourraient choisir s’ils veulent des modifications génétiques, à l’inverse de l’eugénisme classique ou le choix est imposé —, il reste cependant des groupes prônant un eugénisme forcé.

Au sein même du mouvement, de nombreuses idées font débat, qu’il s’agisse des options politiques ou de la vision de l’avenir du mouvement. Ce qui a donné naissance à plusieurs branches.Enfin, les financements des organisations peuvent être discutés. Les mouvements sont financés par les sociétés de cryogénisation, mais également par des grandes entreprises de la Silicon Valley, comme Google, qui ont tout intérêt à ce que l’opinion leur soit favorable. 

Et demain ?

Le désir d’atteindre l’immortalité, ainsi que la passion pour essayer de prédire le futur de l’humanité, héritage des futurologues, restent les principaux points communs entre les différents groupes transhumanistes.

Aujourd’hui l’association transhumaniste la plus importante est H+ (pour Humanity+), anciennement World Transhumanist Association. Elle compte près de 6000 membres. Des grands noms du transhumanisme occupent également des places importantes au sein des grandes entreprises comme Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google.

Les objectifs du transhumanisme sont toutefois loin d’être atteints, il paraît peu probable que l’année 2030 marque une nouvelle étape pour l’humanité… Mais qui sait, peut-être serons-nous prêts dans 10 ans à nous faire couper la tête puis cryogéniser pour apercevoir, plusieurs siècles plus tard, des avancées civilisationnelles aujourd’hui encore inimaginables ?

 

[1] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1789

[2] Huxley J., New Bottles for New Wine, Chatto & Windus, 1957.

[3] Francis Fukuyama, Transhumanism, Foreign Policy , septembre 2004.