Informatique et contre-culture : archéologie des promesses

Flavien Gentilt, Edgar Dupont, Sonia Yao

Qui pourrait imaginer aujourd’hui que les bases de l’informatique ont été pensées par des ingénieurs sous LSD ? Qu’un pionnier comme Douglas Engelbart, l’inventeur de la souris, a passé des heures à fixer un mur blanc, après avoir entraîné toute son équipe dans une séance de créativité sous hallucinogènes ? Pourtant nombre de programmes techno-scientifiques qui ont défini l’informatique ont entretenu des liens étroits avec la contre-culture dans les années 1960, recyclant les promesses d’accès à de nouvelles formes de pensée et de conscience au contact de la machine[1]

“Les ordinateurs arrivent pour tout le monde, c’est la meilleure nouvelle depuis les drogues psychédéliques”, écrivait ainsi Steward Brand, dans Rolling Stones en 1969[2].

Si nous sommes plus familiers aujourd’hui des promesses de “la société de l’information”, liées à l’émergence de l’Internet grand public à partir des années 1990, avec l’idéal d’une société plus horizontale, d’une décentralisation du pouvoir, de la création d’agora citoyennes, etc, que reste-t-il aujourd’hui des rêves et des espoirs des pionniers des années 1960 ? Et si l’informatique était avant tout une technique de transformation de soi, d’accès à de nouvelles formes de compréhension et d’intelligence ?   

Les deux cultures

Selon Fred Turner, spécialiste en histoire des média à l’Université de Stanford, il existe deux héritages culturels de l’informatique. Le premier, provenant des recherches en informatique lors de la seconde guerre mondiale, est par la suite développé pendant la guerre froide, sous la forme d’une culture de recherche “militaro-industrielle”[3]. Mais le second  se forme avec le mouvement contre-culturel et fait  écho aux mouvements hippies dès les années 60.

Dans ces deux cas se développe une nouvelle vision des sociétés, où l’on va comparer les institutions à des organismes vivants et les réseaux sociaux à des toiles d’informations, dans une “nouvelle rhétorique cybernétique”. Dans le contexte de guerre froide où plane la menace d’une nouvelle guerre mondiale et d’attaques nucléaires cette vision cybernétique du monde et des sociétés qui le composent tel un tout uni avait quelque chose de réconfortant et amenait à croire en une possible harmonie mondiale.

Les mouvements cybernétiques et hippies pouvaient donc partager des idées communes, contre toute attente. Et ce sont ces rapprochements qui ont amené bon nombre de chercheurs et penseurs en informatique de l’époque à expérimenter différentes drogues dans le cadre de leurs recherches : le LSD et autres drogues et expériences psychédéliques et transcendantes devenant alors choses communes dans le milieu. Dans l’esprit de ces penseurs, de la même manière que les drogues qu’ils consomment leur permettent d’atteindre un nouvel état de conscience, ces technologies sont pour l’humanité tout entière le moyen par lequel elle évoluera.

Les grandes promesses

La plus grande avancée que devaient permettre  ces technologies, pour mettre l’humanité sur la voie du progrès, était d’abord un accès simple, gratuit et universel aux connaissances. En effet à une époque où les travaux scientifiques n’étaient accessibles que dans les bibliothèques et demandaient alors un travail de recherche fastidieux, la numérisation des documents et le fait de pouvoir y accéder de n’importe où relevait du rêve. On pensait que si un tel jour arrivait et que toutes les catégories de populations y avaient alors accès, ce serait le début d’une nouvelle ère de la connaissance où la science serait au centre d’une société dont les individus seraient tournés vers la recherche de la vérité ! Cet idéal s’incarne dès l’après-guerre dans une machine comme le Memex de Vannevar Bush, qui pose les fondations du principe de l’hypertexte et du web[4].

C’est cette simplicité d’accès aux connaissances qui d’après ces penseurs cybernéticiens devait permettre aux individus d’atteindre un état de conscience supérieur à eux-même, ayant alors un point de vue sur le monde augmenté et non plus limité par leur seule expérience de vie. Le psychologue Joseph Licklider, à la tête du Bureau des techniques de traitement de l’information à l’ARPA, la principale source de financement de l’informatique américaine,  théorise notamment l’idée d’une influence mutuelle entre l’homme et la machine dans une sorte de “symbiose”[5].

 

Dans la vision de Douglas Engelbart, le grand pionnier des interfaces homme-machine, ces technologies de l’information connectant ensemble les individus augmenteraient alors leur intelligence et leur compréhension du monde, ce qui leur permettrait à leur tour d’améliorer les machines.  Cet “intellect augmenté” par l’ordinateur aurait un effet rétroactif sur le système-même et provoquerait ainsi son évolution constante. Engelbart parle alors de “bootstrapping”, une philosophie selon laquelle chaque transformation expérimentale du système sociotechnique se répercute sur le système lui-même, le faisant évoluer.

“L’espoir est que, dans peu d’années, les cerveaux humains et les machines informatiques seront couplés très étroitement, et que le partenariat qui en résulte, pensera comme aucun cerveau humain n’a jamais pensé et traitera les données d’une manière qui n’est pas abordée par les machines de traitement de l’information que nous connaissons aujourd’hui », écrit ainsi Licklider.

Que reste-t-il de ces promesses ?

A l’heure actuelle, bon nombre des promesses faites par ces pionniers se sont réalisées. Le couplage avec la machine via des interfaces symboliques, l’accès à l’information en réseau font partie intégrante de nos sociétés. Au point, que nous en sommes même dépendants : l’économie du monde entier est basée sur ces techniques d’accès à l’information. Tout ce qui nous entoure est relié de près ou de loin à une informatique, qui doit beaucoup aux programmes pionniers des années 1960.

Mais ces technologies ont-elles vraiment produit les effets révolutionnaires et utopiques qui motivaient ces chercheurs ? Utilise-t-on cette technologie comme les scientifiques des années 1960 l’avaient imaginé ou conçu ? Force est de constater que loin de libérer l’intelligence, ces technologies sont aussi sources de dérives et d’abrutissement aussi bien au niveau individuel que collectif. Même si la technologie a permis de réaliser des choses incroyables,  elle est loin de nous avoir ouvert “les portes de la perception”, comme en rêvait l’informatique contre-culturelle.

 


[1] John Markoff, What the Dormouse Said: How the Sixties Counterculture Shaped the Personal Computer Industry, Penguin Books, 2006

[2] Steward Brand, “Fanatic Life and Symbolic Death Among the Computer Bums”, Rolling Stone, 7 décembre 1972.

[3] Fred Turner,  From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, University of Chicago Press, 2008.

[4] Vannevar Bush, “As we may think”, The Atlantic, July 1945.

[5] J. C. R. Licklider, “Man-Computer Symbiosis”, IRE Transactions on Human Factors in Electronics, March 1960)