Comment devient-on Edward Snowden ?

Camille Brondel, Gabriel Garcia, Bastien Gaujour, Alem El Jabri

Le 6 juin 2013, avec l’appui de journalistes du Guardian et du Washington Post, Edward Snowden, ancien salarié de la NSA, révèle un programme de surveillance massive du monde entier par les Etats-Unis. Les révélations s’enchaînent, divulguant des systèmes plus sophistiqués les uns que les autres. Un an plus tard, près de 2600 documents de la NSA, classés top secret, sont divulgués publiquement. On recense aujourd’hui plus d’1.7 millions de documents en tout.

Considéré comme un traître à la nation par une partie des Américains, il est bien plus souvent perçu comme un héros et lanceur d’alerte par le reste du monde. En effet lorsqu’il a dévoilé l’espionnage de nos moindres faits et gestes par les agences de renseignements, il a permis aux gens d’ouvrir les yeux sur l’étendue de la surveillance et la disparition de la vie privée.

Mais comment Snowden en est-il arrivé là ? Qu’est-ce qui peut pousser un jeune informaticien, à la vie confortable, à tout abandonner pour se lancer dans une bataille perdue d’avance ? Comment peut-on trahir l’État tout en se revendiquant patriote ? La sortie récente des mémoires de Snowden entend nous éclairer sur son geste et ses motivations[1]. Ce qu’a réalisé Snowden donne le vertige . Pourquoi l’a-t-il fait ? Et moi ? Et vous ? L’auriez-vous fait ?

[1] Edward Snowden,  Mémoires Vives, Paris, Seuil, 2019.

L’étendue des programmes de surveillance

Comme il le raconte dans ses mémoires, Snowden a grandi dans une famille de militaires et de fonctionnaires dévoués au service de l’Etat fédéral. Il a naturellement commencé sa carrière dans l’armée américaine. Mais un accident, en septembre 2004, l’a poussé à abandonner sa formation dans les forces spéciales. Déçu, il a alors cherché un autre moyen de servir son pays et s’est tourné vers la sécurité nationale.

De septembre 2004 à 2013, Snowden a d’abord été agent de sécurité à la NSA, avant de rejoindre la sécurité informatique de la CIA, puis de retourner à la NSA en tant que consultant chez Dell, et enfin chez Booz Allen Hamilton en tant qu’administrateur système, toujours affecté à la NSA.

Durant son parcours, Snowden découvre progressivement la réalité des agissements du gouvernement, indifférent à tout respect de la vie privée. Une scène clé de ses mémoires concerne le programme “Optic Nerve”, qui intercepte massivement les webcams des utilisateurs de Yahoo. Surveillant l’une de ses cibles, Snowden se retrouve à observer une conversation familiale et à regarder les yeux dans les yeux une fille assise sur les genoux de son père. Mais les agents s’échangent aussi les photos et vidéos intimes des utilisateurs, lors de “concours” entre collègues, où est sacré vainqueur celui qui a collecté le plus d’images de personnes dénudées.

Snowden fait ainsi l’expérience de première main de l’extension des programmes de surveillance et de collecte de données. Parmi les plus importants, nous trouvons le programme “ PRISM ”, qui permet à la NSA de disposer d’un accès direct aux données privées des plus grandes entreprises du net, telles que Google, Facebook ou encore Apple. En collaboration avec le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (les “five eyes”), les Etats-Unis pilotent un programme dénommé XKeyScore, qui réalise une collecte systématique des activités de tout utilisateur d’Internet grâce à plus de 700 serveurs répartis dans plusieurs dizaines de pays. Selon les documents révélés par Snowden, le programme contenait près de 42 milliards de données en 2012. De même, le programme “Tempora” est chargé d’intercepter l’immense flux de données des câbles sous-marins entre l’Europe et les Etats-Unis, estimé à 21 Pétaoctets par jour. Ainsi, il est possible, à partir de n’importe quelle information d’accéder à l’intégralité de la vie privée d’une personne ciblée.

De nombreux agents de la NSA côtoyaient ces systèmes au quotidien, sans se poser de questions ou en se donnant bonne conscience à travers l’impératif de lutte contre le terrorisme. Les mémoires de Snowden racontent son isolement progressif et l’impossibilité de faire part de son malaise à ses collègues ou à sa hiérarchie, avec le sentiment de trahir les valeurs pour lesquelles il est censé lutter.

Les valeurs de l’internet libre

Comment quelqu’un qui a été élevé dans un milieu aussi marqué par le patriotisme se retrouve-t-il en rupture de ban, lanceur d’alerte, responsable de l’une des plus grandes fuites de document de l’histoire moderne ? Sa biographie, sous forme de film hollywoodien signée par Oliver Stone en 2016, ne nous apprenait pas grand chose et s’égarait dans le registre du film d’action, focalisé sur les détails pratiques. Citizen Four, le documentaire extraordinaire de Laura Poitras (2014), nous montrait Snowden cloîtré dans sa chambre d’hôtel à Hong Kong, dévoré par la paranoïa, quelques jours à peine après sa fuite, mais laissait dans l’ombre la décision cruciale. La récente publication de ses mémoires, publiées le 17 septembre 2019, nous permet de mieux comprendre comment sa vie a pu ainsi basculer et ce qui l’a conduit à une décision aussi radicale.

Dans cet ouvrage, qui paraît destiné en priorité au public américain, à un moment où Snowden risque de nouveau l’extradition, il insiste avant tout sur la dimension patriotique de son acte : il n’aurait pas trahi son pays, mais ce serait bien plutôt l’État qui aurait trahi ses propres valeurs, à travers des programmes de surveillance extra-légales, dirigés aussi bien sur les citoyens du monde entier que sur les Américains eux-mêmes. 

De fait, Snowden est issu d’une famille marquée par les valeurs patriotiques. Ses deux parents travaillaient pour l’État : son père était un ancien officier de la garde côtière et sa mère travaillait à la cour fédérale du district du Maryland. Les événements du 11 Septembre constituent une bascule, aussi bien pour Snowden qui choisit à ce moment là de s’engager dans l’armée pour défendre son pays, que pour les services de renseignement qui rompent les digues et se lancent dans des programmes de surveillance illimitée. Snowden considère que ces programmes trahissent les valeurs de liberté de la démocratie américaine.

A cette première motivation patriotique, s’ajoute un deuxième récit, plus original, qui fait le lien entre technique informatique et politique. Snowden explique, en effet, que sa fonction d’ingénieur système l’a amené à porter attention à l’intégrité des systèmes informatiques. Avec le temps, il aurait ainsi fait le lien entre les systèmes informatiques défaillants qu’il réparait et la politique de son pays, assimilée elle-même à un vaste système d’information. Dans la métaphore qu’il emploie, c’est tout le “système d’exploitation” du pays qui serait devenu défectueux.

Cette liaison entre l’informatique et politique peut se lire en deux sens. D’un côté, elle permet de ne pas motiver son geste au nom de contre-valeurs qui seraient opposées au patriotisme. Ce n’est pas en raison de telle ou telle idéologie hostile à la politique américaine, à l’instar de la jeunesse contre-culturelle des années 1970 opposée à la guerre du Vietnam, que Snowden s’est mué en lanceur d’alerte, mais au nom de la nécessité de réparer un système défaillant.

Mais, par un autre côté, le monde de l’informatique apparaît aussi comme un facteur clé d’ouverture à d’autres idéaux. Snowden décrit avec enthousiasme les effets qu’a pu avoir sur sa vie le “vieil internet”, l’internet “neutre”, celui où l’anonymat garantissait la liberté d’expression. Il raconte avoir passé beaucoup de temps, dans les années 2000, sur des forums, discutant de tout et de rien, mais faisant aussi en grande partie son éducation à l’informatique. Ce monde méritocratique, fait de liberté d’opinion et de critique, d’égalité et de respect  incarnait “les idéaux dont se réclament les Américains de façon plus authentique et complète que leur pays lui-même”.

Snowden décrit une trajectoire originale, où se combine le renversement de l’impératif patriotique – c’est au nom des valeurs patriotiques qu’il faut “trahir” – et un idéal politique, celui de l’internet libre, qui se nourrit de son éducation technique. Mais la manière dont le récit est aujourd’hui raconté dépend, pour partie, de sa situation actuelle. Snowden est accusé de vol de matériel appartenant au gouvernement, de communication non autorisée d’informations relatives à la Défense nationale et de communication volontaire d’informations classifiées. Il risque plus de trente ans de prison.

S’il a trouvé refuge en Russie, où Vladimir Poutine semble prendre un malin plaisir à défier les Etats-Unis en continuant de renouveler son permis de séjour, l’épée de Damoclès d’une extradition pèse toujours sur lui. En effet, les autres pays auxquels il a demandé asile, notamment la France, le lui ont refusé. Il nous livre, ainsi, un récit destiné au public américain pour le convaincre que son but n’était pas de renverser le gouvernement, ni même de trahir son pays, mais de donner accès à la vérité, afin que les agissements du gouvernement soient jugés de manière démocratique. Plus largement, il appelle à une prise de conscience générale sur ce qu’est devenue notre vie privée sur Internet, qui a tant changé depuis ses débuts.

Que reste-t-il de ces promesses ?

A l’heure actuelle, bon nombre des promesses faites par ces pionniers se sont réalisées. Le couplage avec la machine via des interfaces symboliques, l’accès à l’information en réseau font partie intégrante de nos sociétés. Au point, que nous en sommes même dépendants : l’économie du monde entier est basée sur ces techniques d’accès à l’information. Tout ce qui nous entoure est relié de près ou de loin à une informatique, qui doit beaucoup aux programmes pionniers des années 1960.

Mais ces technologies ont-elles vraiment produit les effets révolutionnaires et utopiques qui motivaient ces chercheurs ? Utilise-t-on cette technologie comme les scientifiques des années 1960 l’avaient imaginé ou conçu ? Force est de constater que loin de libérer l’intelligence, ces technologies sont aussi sources de dérives et d’abrutissement aussi bien au niveau individuel que collectif. Même si la technologie a permis de réaliser des choses incroyables,  elle est loin de nous avoir ouvert “les portes de la perception”, comme en rêvait l’informatique contre-culturelle.


 

[1] [1] Edward Snowden,  Mémoires Vives, Paris, Seuil, 2019.