Peut-on faire du design avec Black Mirror ?

Benjamin Monserand, Guillaume Regnier, Théau Zatti, Florian Gradoux

Imaginez un monde où la popularité serait le seul moyen de progresser socialement. Un monde où une note sur cinq, attribuée par votre entourage lors de chacune de vos interactions, définirait vos droits. Vous avez une note supérieure à 4 ? Très bien, vous avez accès à quasiment toutes les activités et infrastructures de la ville. Votre note frôle le 2 ? Vous ne pouvez plus prendre l’avion et êtes constamment évité par gens pouvant croiser votre chemin.

Ce monde malsain a été imaginé par la série Black Mirror pour l’épisode Nosedive (Joe Wright, 2016). Nous suivons l’inexorable déchéance d’une femme, qui passe “d’influenceuse” à criminelle en quelques jours, en raison de la spirale négative des notes qui lui ont été attribuées.

Au-delà de l’aspect fictionnel, la série Black Mirror soulève des questions éthiques et morales intimement liées aux technologies actuelles ainsi qu’à leurs évolutions possibles. Chaque épisode de la série explore un monde où ces nouveautés sont poussées à l’extrême et montre, dans la plupart des cas, les limites dramatiques de celles-ci.

Mais peut-on tirer un quelconque enseignement d’une fiction ? La fiction pourrait-elle aider au design et à la conception technologique, en aidant à anticiper les erreurs ou les abus ? Telles sont les promesses du design spéculatif, très à la mode à l’heure actuelle. Alors, faudrait-il intégrer Black Mirror parmi la boîte à outils de l’ingénieur ?  

Anticipation, dystopie et futur proche

La série Black Mirror positionne le spectateur face à un monde très similaire au sien. Elle joue la partition d’une dystopie dans un futur proche. Par quoi, elle parvient à produire malaise et questionnement chez le spectateur. De fait, Black Mirror réussit à nous perturber quasiment à chaque épisode.

Nosedive a été diffusé aux Etats-Unis pour la première fois le 21 octobre 2016. Or, depuis 2014, en Chine, un système de crédit social a été mis en place par le gouvernement. A la manière de notre épisode, il s’agit d’un système évaluant chaque citoyen à l’aide d’une note. Elle est calculée grâce à « la collecte d’une myriade de données sur les personnes et les entreprises, de leur comportement dans les transports en commun à leur « moralité » sur les réseaux sociaux, en passant par leur respect du code de la route. »[1]. Par exemple, acheter un paquet de cigarettes ferait baisser sa note tandis qu’aider quelqu’un à traverser la rue en rapporterait.

Dans ce cas concret, ce ne sont pas tant les gens qui se notent entre eux, que le gouvernement qui sélectionne les comportements “pro” et “anti-sociaux”. Et, tout comme Nosedive, une mauvaise note réduit les droits de la personne concernée. Ainsi, des millions de personnes se sont vu refuser l’accès à l’avion ou au train. Les droits des citoyens dépendent donc de la note dont ils disposent. Le réel rejoint la dystopie[2].

Vertus et limites du design spéculatif

De ce point de vue, la série offre sans doute l’exemple le plus populaire d’une pratique de “design spéculatif”, avec une dimension toujours très critique et pessimiste quant à l’avenir. Dans ce cas, le spectateur se remet en question et est amené à s’inquiéter des objets connectés ou techniques qui l’entourent aujourd’hui. Par exemple, dans l’épisode Nosedive, la technologie utilisée pourrait être une évolution d’un réseau social, comme Instagram, que nous avons l’habitude de consulter. C’est d’ailleurs grâce à la faible frontière qui sépare réel et fiction que l’on peut s’embarquer si facilement dans cette histoire, et retourner la fiction contre le réel.

La promesse du “design spéculatif” n’est pas simplement d’anticiper l’avenir, mais aussi et surtout d’imaginer la technologie en situation d’usage, en positionnant les techniques dans un univers qui leur est propre[1]. Néanmoins, les limites de cette approche sont patentes, y compris sur ce qui fait le coeur de la promesse du “design spéculatif”. En effet, une fois passée l’adhésion à la vraisemblance de ce qui est montré, on se rend vite compte que la vision proposée par la fiction n’est pas la seule envisageable, mais qu’elle est même hautement improbable.

Une des limites évidentes de Black Mirror est de n’envisager que des scénarios catastrophe. Les effets de questionnement critique qui font la force du design spéculatif sont-ils possibles en dehors de la forme de la dystopie ? Un système comme celui de Nosedive bafouerait la quasi-totalité des droits des humains. Quels changements politiques auraient été nécessaires pour qu’il se mette en place ?  De plus, l’aspect technique paraît également difficile à mettre en œuvre. Comment une  telle interface pourrait-elle fonctionner et être imposée à tout le monde ? Black Mirror est une fiction interroge les technologies… mais en oubliant la technique et ses contraintes.

Le design fiction, remède au design spéculatif ?

Face à ces limites du “design spéculatif” se présente l’alternative du “design fiction”, portée par le  Near Future Laboratory. Il s’agit d’un groupe de « chercheurs qui tente de sortir des sentiers battus afin de créer de nouvelles possibilités d’interaction entre l’homme et la machine dans un futur proche »[1].

A l’inverse d’une perspective à la Black Mirror, ces designers, lorsqu’ils envisagent et spéculent sur l’avenir, ne se limitent pas à l’aspect négatif de celui-ci, mais cherchent à ouvrir toutes les pistes. Ainsi, ils partent du principe que peu importe le sujet, il sera toujours possible de trouver un scénario dystopique. En revanche, le fait d’en trouver un ne remet pas nécessairement en question le développement de la technologie. Leur objectif est de prendre en compte les avancées scientifiques et techniques dans leur ensemble, en essayant  d’imaginer si elles auront un impact plus positif que négatif.

Le Near Future Laboratory imagine ainsi comment le monde pourrait fonctionner : le concret est le ciment de leur entreprise. Chaque avancée technologique, chaque création d’entreprise ou encore chacun des nouveaux lancements de produits sont soumis à la méthode du  design fiction. En effet, tous les services effectuent des études de marché avant de se lancer. L’objectif étant de vérifier leur intérêt ainsi que leur viabilité dans le monde actuel. A la différence du design spéculatif, le design fiction opère à travers la conception technologique. Toute démarche de design fiction implique ainsi la réalisation de prototypes, qui obligent à se saisir des détails et des contraintes de la technique. Autrement dit, il devient impossible d’esquiver la technologie et les formes concrètes de son insertion sociale.

Ainsi l’un des projets consiste à réaliser un “guide de démarrage rapide” du véhicule autonome, qui oblige à construire comme le feraient des designers sur une commande effective, le design des interactions du véhicule autonome. Un autre projet, en collaboration avec le musée du football de Manchester ainsi qu’un journal local, a conduit à réaliser « des journaux fictifs mis en rayon parmi les exemplaires originaux. »[2]. Dans ces exemplaires figure une grande partie de design fiction relatif à l’avenir des sports et principalement du football.

 



[1]
Arjuna Andrade, “Surveiller pour punir : la notation des citoyens chinois” :  https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouvelles-de-leco/les-nouvelles-de-leco-du-mercredi-09-janvier-2019

[2] Sergio Urueña et Nonna Melikyan, “Nosedive and the Anxieties of Social Media: Is the Future Already Here?”, in David Kyle Johnson (ed.), Black Mirror and Philosophy, Wiley, 2020.

[3]  Casper Bruun Jensen and Line Marie Thorsen, “Reclaiming Imagination: Speculative SF as an Art of Consequences, An Interview with Isabelle Stengers”, Nature-Culture, vol. 5., 2020

[4] http://digicult.it/design/near-future-lab-imagining-a-possible-future/

[5] Article relatif au design fiction disponible sur :
http://digicult.it/design/near-future-lab-imagining-a-possible-future/

[6] http://blog.nearfuturelaboratory.com/2015/07/28/our-approach-of-design-fiction/