Charlotte Mistretta, Charlotte Fontvielle, Clément Serrano, Nasser Amghar
Comment renouveler le genre de la dystopie, quand ses figures narratives issues de 1984 (George Orwell, 1949), Le meilleur des mondes (Aldous Huxley, 1932) ou Farenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), ont aujourd’hui perdu une grande part de leur puissance critique et font office de clichés pour films en manque d’imagination ? La série Years and Years du Britannique Russel Davies, connu pour avoir été scénariste, producteur délégué et créateur sur la série de science-fiction Dr Who, s’attelle à renouveler le potentiel critique de la science-fiction. Elle troque le traditionnel sense of wonder, le merveilleux scientifique qui caractérise les classiques du genre, pour cultiver un univers “gris”, aux positions politiques et morales ambigües, qui produit un formidable sentiment de malaise, retourné contre le confort des spectateurs.
A la manière de la série Black Mirror, ce malaise prend d’abord appui sur le caractère réaliste de la fiction. Celle-ci s’inscrit dans un futur proche, marqué par le Brexit comme élément politique déclencheur. Entre l’évolution de notre planète et des nouvelles technologies, l’apparition de crises financières, de guerres ou encore les changements climatiques, le futur qui nous est présenté semble d’autant plus effrayant qu’il paraît plausible. Non seulement, le spectateur est constamment amené à se questionner sur son propre comportement, mais il ne reçoit surtout le soutien d’aucun personnage, auprès duquel il pourrait sans réserve s’identifier. La série cultive une forme d’ambiguïté quant au message qu’elle entend transmettre et laisse au spectateur la responsabilité de ses interprétations.
Sur la forme, la série se coule dans le genre de la fiction familiale, en suivant l’évolution des membres d’une famille. Chaque épisode s’éloigne de plus en plus dans le temps, jusqu’à atteindre 2030. La série comporte six épisodes d’une durée d’environ 59 minutes. Ils ont d’abord été diffusés sur BBC One puis sur HBO aux Etats-Unis et Canal + en France.
L’intrigue commence à Manchester en 2019, année du Brexit. Nous suivons au fil du temps la famille Lyons, composée notamment de quatre frères et sœurs : Edith, Stephen, Daniel et Rosie. A travers le parcours de ces personnages, nous pouvons suivre l’évolution de la situation politique, technologique, économique, environnementale et sociétale en Angleterre et dans le monde.
L’analyse du réseau des personnages fait apparaître nettement une structure en huis-clos, centrée sur les membres de la cellule familiale. Cette structure met en lumière l’importance du personnage de Vivienne Rook, seul personnage du groupe central qui n’appartient pas à la famille. Vivienne Rook représente une politicienne cynique, elle incarne la figure du mal.
Le positionnement des personnages entre pro et anti-Vivienne qui divise la famille fournit une première grande grille de lecture du réseau. Qu’advient-il à une famille ordinaire lorsque émergent des figures politiques comme Vivienne Rook ? Dans quel monde scientifique et technique de telles figures peuvent-elles s’imposer ?
L’émergence politique de Vivienne Rook est donc l’événement déclencheur de la série. D’abord députée, puis élue première ministre, elle incarne une politique populiste et protectionniste. Elle souhaite, en effet, fermer les frontières de l’Angleterre, elle est opposée à l’immigration et à l’économie de marché. Ses positions sont explicitées grâce à plusieurs scènes de meetings ou de débats télévisées, lors desquels ses propos à l’emporte-pièce, qui cassent les codes du respect et des discours politiques habituels, peuvent choquer le spectateur, tout en emportant l’adhésion de certains membres de la famille. Ces positions politiques font clairement écho à celles du président américain Donald Trump ou du premier ministre anglais Boris Johnson.
La politique est donc présentée comme l’événement perturbateur qui lance la fiction. Elle apparaît sous un jour extrêmement défavorable, marquée par la corruption et la manipulation. De plus, l’émergence de Vivienne nous est montrée comme étant facilitée par l’environnement technique. Ainsi, dès la scène d’exposition, nous voyons les personnages réagir instantanément à un débat politique télévisé grâce aux réseaux sociaux et aux nombreux éléments de communications tels que les téléphones et un assistant vocal appelé Signor, amené à devenir un personnage à part entière de la série. Cette fragmentation de l’attention ou les interactions avec plusieurs écrans simultanément semblent être critiquées dans la série. De plus, Vivienne Rook se sert de ces moyens techniques pour propager ses idées et attirer l’attention.
La technique est aussi présentée comme l’instrument d’une polarisation au sein des familles. L’information est manipulée : Vivienne Rook souhaite enfermer les migrants dans des camps dont l’existence est cachée à la population. Mais, d’un autre côté, elle promet de traduire en justice les « géants de la High-Tech » et de restreindre l’accès aux écrans et aux réseaux sociaux aux plus jeunes. La position de la politicienne apparaît ainsi totalement hypocrite…
Si la politique représente la figure du mal, quelle serait la bonne position à laquelle pourrait s’identifier le spectateur ? Une autre alliance de technique et de politique est-elle possible pour contrebalancer l’influence de Vivienne Rook ?
La série présente ainsi de nombreuses avancées technologiques diffusées au quotidien : voitures, assistants vocaux, robots d’aide à la personne… Mais ces avancées touchent aussi le domaine de la médecine avec des nouvelles opérations possibles – cataracte, colonne vertébrale, in utero – qui altèrent les limites de l’humain, dans la lignée du transhumanisme. Or, la série maintient un regard ambigu sur l’évolution de ces technologies. D’un côté, elles permettent globalement de vivre mieux, mais elles ne sont souvent accessibles que pour les populations aisées, comme en atteste le prix de 10 000 livres de l’opération de la cataracte effectuée par le personnage de Muriel. Leurs conséquences en matière de respect de la vie privée ou de surveillance sont aussi montrées.
Le personnage qui concentre l’ambiguïté du regard porté sur l’évolution technoscientifique est celui de Bethany Bisme-Lyons, qui adopte le credo du transhumanisme. Bethany est une jeune fille d’une vingtaine d’années. Passionnée par les avancées technologiques, elle rêve d’augmenter ses capacités intellectuelles grâce à des implants. Bethany se fait opérer à plusieurs reprises pour notamment insérer son téléphone en elle. Elle peut par exemple prendre des photos avec ses yeux et les envoyer grâce à un geste de sa main.
Dans des scènes typiques de la stratégie narrative de la série, Bethany nous est montrée à l’issue de ses opérations. Elle semble très heureuse, accédant à de nouvelles capacités et sensations. Si Stephen et Céleste, les parents de Bethany, paraissent troublés par le mélange de vivant et de machine que constitue désormais leur fille, ils ne s’opposent pas fermement à ses décisions. Ils n’ont que des objections faibles à lui faire et semblent même finir par se rallier à ces changements.
Bethany et ses évolutions transhumanistes lui permettent de combattre la politique de Vivienne Rook. Par exemple, en récupérant des données sur les camps ou en jouant le rôle de lanceuse d’alerte via différents médias. Elle provoque ainsi une sorte de soulèvement populaire contre le régime en place. Deux alliances de science, de technique et de politique sont ainsi placées en confrontation.
De plus, pour ces personnages transhumanistes, la technique comme dépassement des fonctionnalités du corps humain acquière une dimension religieuse. La technique apporte un sentiment de fusion cosmique dans le monde illimité des données et une forme d’apaisement. Ainsi, à la fin de la série, Edith télécharge sa conscience dans des molécules d’eau afin de devenir immortelle. La conscience pourrait passer d’une matière à une autre. Religion, science et technique se confondent dans cette scène de téléchargement de la conscience comme voie d’accès à l’immortalité.
Si l’alliance de technique et de politique représentée par Vivienne constitue, sans aucun doute, un repoussoir, sous la forme d’un gouvernement autoritaire et manipulateur, à la manière des traditionnelles fictions dystopiques, Years and Years doit-elle se lire comme une fiction technophile, d’inspiration transhumaniste. Ce serait là une inflexion majeure dans les récits dystopiques, qui présentent généralement le progrès technique comme un élément néfaste, à la manière de 1984 de George Orwell et de ses dispositifs de surveillance. Tout le questionnement sur le message de la série se joue ici : s’agit-il de présenter une évolution technique dangereuse, sous toutes ses facettes, le populisme de Vivienne comme le transhumanisme de Bethany, sans ménager au spectateur de porte de sortie ou, à l’inverse, de présenter la technophilie de Bethany comme la position salvatrice ?
Pour nous, la première lecture nous semble la bonne. Le malaise ressenti au visionnage de la série est donc redoublé : la position bonne apparaît tout aussi inquiétante que la position mauvaise ! Ainsi, la résolution de l’histoire peut paraître absurde. Il est clair que la politique protectionniste est critiquée mais le spectateur doit ne forger sa propre opinion sur les diverses avancées technoscientifiques et leur impact, auquel il paraît difficile d’adhérer sans réserve. Faute d’une position de confort, le spectateur est donc contraint à une interprétation active pour se positionner sur le sens et la valeur de ce qui est montré à l’écran. Ainsi, dans ce futur qui ne semble pas si loin de nous finalement, comment réagirons-nous quand on nous proposera de payer nos courses avec une carte électronique intégrée dans notre corps ?
La seule valeur qui nous semble traverser la série et résister à la critique est celle de la solidarité familiale. Non seulement, le noyau familial des Lyons reste très soudé tout au long de l’histoire, malgré les divergences attisées par Vivienne, mais les membres de la famille triomphent ensemble de la mauvaise politique. Les liens familiaux apparaissent donc comme une valeur importante, quelle que soit l’évolution de la société.
Finalement, Years and Years nous apparaît comme une expérience remarquable ! La série a pour objectif de montrer quelle pourrait être notre vie dans les années futures. Elle réussit à nous questionner sur l’évolution croisées des sciences, des techniques et de la politique. Le malaise créé par la conduite de l’histoire sert de déclencheur pour mener ces réflexions. Cette série dramatique et d’anticipation pourrait se révéler être le précurseur d’un nouveau genre de science-fiction, résolument ouverte dans son interprétation et qui oblige le spectateur à se positionner de lui-même.