Amazon : la réinvention des monopoles

Arvinth Vijeyalingam, Malek Fardeau-Spire, Christopher Stanic-Pagano, Cyprien Moutou

En 2018, la journaliste Kashmir Hill s’est lancée dans une expérimentation pour mesurer l’influence des géants du numérique, les Google, Amazon, Facebook, Microsoft, etc. La méthode est simple : que se passe-t-il si on bloque les adresses IP appartenant à ces différentes sociétés ? Pour Amazon, le résultat est particulièrement spectaculaire : ce ne sont pas quelques sites et services qui ne sont plus accessibles, mais des pans entiers de l’internet mondial[1].

Contrairement à ce que beaucoup peuvent  penser, la plateforme d’e-commerce d’Amazon n’est en effet que la partie émergée de l’iceberg. Non seulement Amazon n’est pas qu’amazon.com ou .fr, mais aussi twitch, goodreads, imdb, etc, mais avec Amazon Web Service (AWS), la société de Jeff Bezos fournit une bonne part de l’infrastructure de l’Internet. Livres, séries, films, cloud computing, robotique, assistant vocal, sécurité, nourriture, vêtements… la diversité des secteurs d’activité dans laquelle évolue Amazon est extraordinaire. Créée en 1994, par Jeff Bezos, comme une librairie en ligne, la société Amazon est aujourd’hui devenue un vaste empire présent dans tous les domaines, jusqu’au spatial et à la colonisation martienne si on y inclut les sociétés détenues directement par Bezos[2]. 

C’est la raison pour laquelle Amazon est aujourd’hui dans le viseur des pouvoirs publics aux États-Unis ou en Europe, accusé d’avoir construit un monopole d’un genre nouveau. Comparé à une société comme Google, qui possède certes un monopole absolu sur la recherche web, on se rend compte que ce qui fait la position de monopole d’Amazon s’étend à une multitude de services que l’on utilise au quotidien. Son abonnement Prime touche  plus de 100 Millions d’utilisateurs dans le monde et assure la suprématie de sa place de marché. Amazon concentre ainsi sur son site la moitié des ventes en ligne aux États-Unis.

De plus, dans les secteurs où il a encore des concurrents de taille, son Cloud lui offre un avantage stratégique. Ainsi, par exemple, Netflix, concurrent d’Amazon Video, est hébergé… chez Amazon, tout comme AirBnB, Expedia, Reddit, Adobe ou encore Slack, ces sites et applications que nous utilisons quasiment tous les jours. L’influence d’Amazon s’étend même sur des sites qui n’utilisent pas AWS, comme des sites d’achats en ligne qui utilisent Amazon Logistics pour l’expédition de leurs produits.

Comment Amazon a-t-il réussi à se constituer cet empire ? Pourquoi peut-il être considéré aujourd’hui comme un monopole problématique, aussi bien pour l’économie de l’innovation, que de par son influence politique et financière ? Comment expliquer qu’Amazon ait pu échapper jusqu’ici aux régulations anti-trust, au point que le seul procès anti-trust dans lequel Amazon a été engagé était conduit en faveur d’Amazon et contre une coalition de libraires indépendants ligués contre le géant ?

Impitoyable empire

Pour la petite histoire, Amazon a failli s’appeler, à l’origine, relentless.com, autrement dit “impitoyable” ! Le nom de domaine relentless.com pointe encore aujourd’hui vers les serveurs d’Amazon. Le nom aurait été particulièrement bien adapté pour décrire les pratiques agressives d’Amazon vis-à-vis de ses concurrents.

Le long dossier “Amazon’s antitrust paradox”, publié dans le Yale Law Journal par Lina Khan, désormais conseillère d’Elizabeth Warren, l’une des principales candidates à l’investiture démocrate aux États-Unis, recense les pratiques anticoncurrentielles de la société.

Parmi la multitude d’exemples analysés, retenons le rachat de l’entreprise Quidsi, une société de e-commerce qui affichait en 2008 l’un des meilleurs taux de croissance au monde. Quidsi était notamment spécialisé dans les produits pour bébé. Face au rejet de son offre d’achat, Amazon répondit par des baisses drastiques de prix sur les couches pour bébé, en s’alignant en permanence sur les réponses de leur concurrent. Face à la dégradation de sa croissance, la startup finit par perdre la confiance de ses investisseurs et céder à l’offre de rachat d’Amazon. Après le rachat, Amazon a pu réaugmenter les prix des couches, jusqu’à les vendre plus cher qu’auparavant. Cette stratégie n’a été possible que parce qu’Amazon a pu dépenser des millions et enregistrer des pertes importantes, que ne pouvait pas consentir une société plus petite. “L’histoire d’Amazon avec Quidsi a envoyé un message clair aux concurrents potentiels : si vous n’avez pas des “poches profondes” et la capacité de perdre beaucoup d’argent, ça ne vaut pas le coup d’entrer sur le marché.[3]

Cette stratégie de vente à perte caractérise toute la trajectoire de l’entreprise. C’est le cas notamment du service phare, Amazon Prime, qui était nettement déficitaire, avant que les coûts n’augmentent récemment aux États-Unis, mais qui a permis de recruter et de fidéliser des clients sur la place de marché d’Amazon. Amazon est une société construite à fonds perdus, et qui n’a été profitable que récemment, les comptes n’étant équilibrés que grâce aux immenses profits d’AWS. Plus de la moitié de ses profits (2,2 milliards de dollars au premier semestre 2019) proviennent ainsi de sa plateforme de cloud : Amazon Web Services (AWS). De tous les géants du Web, Amazon est sans doute celui dont l’activité s’étale dans autant de domaines, de secteurs différents et variés.

Dans ce modèle, les investisseurs acceptent de continuer à miser sur la société, en espérant démultiplier leur mise une fois la situation de monopole acquise. Avec l’ouverture de magasins physiques et le rachat de la chaîne Whole foods aux États-Unis, l’ouverture d’Amazon Go, ses magasins sans caisse, Amazon poursuit cette stratégie de conquête vers l’ensemble du secteur commercial.

Un monopole contesté

Comme l’explique Lina Khan, cette stratégie constitue un paradoxe du point de la législation anti-trust. En effet, la législation contre les monopoles a été révisée dans les années 1970, en limitant la caractérisation d’un monopole. Si la loi antérieure “avait pour but de limiter la puissance des grandes entreprises dont le poids était tel que beaucoup craignaient qu’elles menacent l’organisation démocratique de la société et que, en réduisant la concurrence, risquent de nuire aux intérêts des consommateurs et à la société dans son ensemble”, la nouvelle version de la loi se base essentiellement sur le respect des intérêts du consommateur. Des sociétés comme Google ou Facebook qui proposent des services gratuits, favorables aux consommateurs, échappent ainsi à la loi.

Quant à la stratégie d’Amazon, celle-ci apparaissait tout simplement impossible pour le législateur. Qu’une société puisse être déficitaire pendant pratiquement 20 ans, afin de se créer une rente par monopole, paraissait à l’époque un scénario invraisemblable. Sur son marché premier, le livre, Amazon a développé sa propre plateforme de livres électroniques Kindle. La société y vend ses livres moins cher que les livres physiques, mais aussi moins cher que ses concurrents de l’e-commerce, en acceptant de perdre de l’argent sur ses best-sellers. Ce qui a eu pour résultat une baisse des achats des livres papier et donc des fermetures de librairies dans le monde entier.

On peut néanmoins se demander si la stratégie de constitution de monopole pourra aller jusqu’à son terme. Le monopole n’a d’intérêt que s’il permet de recouper les investissements antérieurs, en augmentant à terme les prix pour le consommateur. Comme le montre la situation actuelle d’Uber, cette étape n’est pas aisée à franchir. De plus, dans le domaine du Cloud, activité stratégique pour la stabilité financière de la société, Amazon vient de subir un revers considérable. AWS représente aujourd’hui 41,5 % du marché du cloud sur internet. Mais Amazon vient de perdre, à la surprise générale, l’énorme contrat JEDI, avec le département de la défense, à plus de 10 milliards de dollars sur 10 ans. Au dernier moment,  le contrat a été emporté par Microsoft Azure.

Amazon avait tout fait pour avoir ce contrat, dont il avait notamment réussi à obtenir qu’il ne soit pas scindé en différents appels d’offres[4]. Oracle et IBM avait attaqué en justice cette décision. Au final, il semblerait que l’irritation de Trump envers le Washington Post, journal possédé par Jeff Bezos, ait fini par coûter à Amazon le contrat. Un tel revers illustre le fait que la stratégie de monopole reste soumise au jeu politique.

Pour conclure, on se rend bien compte en quoi le fonctionnement même du géant Amazon est totalement démesuré dans une économie de marché compétitive. En effet, Amazon peut jouer de ses avantages, à commencer par la connaissance des données d’activité des concurrents qu’il héberge sur son propre cloud, ou des vendeurs tiers sur sa place de marché, et prendre le contrôle de n’importe quel domaine d’activité, en amortissant les pertes avec ses nombreux autres services. À ce rythme-là, qui pourrait arrêter l’ascension aux allures exponentielles du géant ?