Mathilde Jadaud, Robinson Bouix, Baptiste Aurieres, Dimitri Porquet
Une oeuvre de science-fiction doit-elle toujours proposer une explication rationnelle aux mystères qu’elle met en scène pour rester de la science-fiction ? Jusqu’où la SF peut-elle faire place à la question de la religion ? Le film, les Fils de l’homme, réalisé par Alfonso Cuarón (2006) et inspiré du roman de P.D. James (1991), présente l’intérêt de questionner fortement les limites du genre.
L’analyse de l’oeuvre par la méthode des réseaux de personnage fait apparaître une “signature” singulière. L’oeuvre met au premier plan une dimension politique, à travers le conflit qu’elle représente entre les résistants et les partisans du gouvernement. Le paradoxe est que l’aspect religieux apparaît peu à l’analyse des personnages, alors qu’il est omniprésent à travers le langage visuel du film.
Les Fils de l’homme se présente ainsi comme un objet complexe, à double-fond, qui joue sur plusieurs traditions de la science-fiction. A première vue, on pourrait se dire que l’on a à faire à un récit classique dans le genre de la dystopie. De fait, les Fils de l’homme emprunte de nombreux éléments à ce genre. Mais en se refusant à expliquer le mystère principal et en multipliant les allusions à la religion ou au miracle, il se rapproche aussi d’oeuvres-limites pour le genre SF, comme le Ravage de Barjavel (1943), qui présente le débordement de la science par la mystique, sans toutefois s’aligner complètement sur une position anti-science aussi tranchée.
L’intérêt des Fils de l’homme tient pour beaucoup à la proximité temporelle de l’univers de référence. L’action se déroule en Angleterre en 2027, le film montre une société proche de la nôtre au plan technique. Si le film montre quelques innovations techniques, comme que des écrans qui lévitent, une espèce de gant « télécommande » qui répond aux mouvements des doigts ou encore des informations de conduite sur le parebrise des voitures, le mystère ne provient pas d’une merveille techno-scientifique, mais d’une catastrophe inexplicable : l’humanité est devenue soudainement infertile et le chaos s’est emparé de la planète. L’Angleterre semble le seul pays encore habitable et attire, de ce fait, un flux de migrants. Le gouvernement a mis en place une politique autoritaire de contrôle de l’immigration.
A la manière d’une série comme Black Mirror ou Years and Years, les Fils de l’homme fonctionnent en accentuant des traits de notre quotidien, comme la création de camps de migrants, de façon à en présenter une lecture critique. Le camp de migrants, présenté dans le film comme « le camp de Bexhill », est contrôlé par l’armée. Les conditions de détention font plus penser à un camp de concentration nazi qu’à la jungle de Calais.
En ce sens, le récit relève de la dystopie. Un des marqueurs du genre est de faire intervenir au premier plan une dimension politique. Souvent, la société dystopique est une société régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, où le peuple est déshumanisé, qu’il vive sous la terreur (Orwell, 1984) ou dans un bonheur illusoire (Huxley, Le meilleur des mondes). Le traitement des camps d’immigrés, s’apparentant aux camps de concentration, fait ressortir la violence de la politique et s’inscrit à plein dans la stratégie de dénonciation des dérives du monde contemporain par la dystopie.
Le graphe des personnages fait ainsi apparaître une majorité de personnages que l’on peut classer en politique dans le récit, même si le personnage principal relève, quant à lui, de la technique. Le graphe des Fils de l’homme ressemble, de ce point de vue, à celui du Fahrenheit 451 de Bradbury, par exemple : un personnage principal technique (Guy Montag), entouré d’un réseau dominé par les interactions avec des personnages politiques. Dans les Fils de l’Homme, Theo, le personnage principal technique, forme un duo avec Kee personnage politique. Les autres personnages secondaires sont pour la plupart classés en politique.
Les héros de récit dystopique sont souvent construits comme des personnages de techniciens pour deux raisons. La première est qu’au début du récit le personnage principal participe à la société dystopique en travaillant à son poste. Il participe à l’humanité commune, laborieuse et aliénée. Puis, il prend conscience de lui-même et de la société dans laquelle il vit. Dans les Fils de l’homme, c’est l’obligation pour Théo de protéger Kee pour de l’argent qui sert d’événement déclencheur et le sort de sa condition. La deuxième raison tient à la manière dont l’histoire progresse : en tant que personnage technique le héros est amené à agir, en pratique, pour résoudre le problème posé par la société dystopique.
Les récits dystopiques peuvent ménager une dimension mystique. C’est le cas de Fahrenheit 451 qui joue une certaine forme de sagesse contre le monde trop rationnel de la science ou plus encore du Meilleur des mondes qui s’achève par le suicide du personnage principal, seule manière de restaurer une forme de transcendance. Le cas des Fils de l’homme est cependant différent et nous amène aux limites de la science-fiction. En effet, le récit a la particularité de s’appuyer sur des phénomènes scientifiques qui demeurent inexpliqués.
L’humanité ne peut plus faire d’enfants, car les femmes ne sont plus fécondes. On notera d’ailleurs une différence par rapport au roman, où l’infertilité est attribué au sperme des hommes. Cependant, aucune cause, explication ou théorie n’est proposée pour expliquer ce soudain arrêt de reproduction de l’espèce humaine.
Théo va être amené à protéger une jeune réfugié, Kee, qui ,on l’apprendra plus tard, est la première femme depuis 18 ans à être enceinte. Motivé au début par des raisons financière, Théo va finalement décider de protéger la jeune femme enceinte, coûte que coûte, des différents groupes politiques qui s’affrontent autour d’elle. Mais pas plus que l’infertilité générale, la grossesse de Kee ne s’explique. Le père est inconnu. L’événement tient littéralement du miracle.
La place faite à l’inexplicable rapproche les Fils de l’Homme du roman Ravage de René Barjavel. La science apparaît impuissante et dépassée devant des phénomènes dont nous n’avons aucune compréhension. Ravage présente ainsi un futur dans lequel toute l’électricité, ainsi que les autres technologies telles que les trains, cessent de fonctionner sans raison apparente. Dans ces deux cas l’effondrement brutal de la civilisation est soudain et crée une ambiance post apocalyptique, parfaite pour un récit dystopique, attaché à dénoncer les travers d’une société où la domination des sciences et techniques conduit à oublier les valeurs de l’humanité. Dans le cas de Ravage, écrit après la défaite de 1940, cette critique technophobe nourrit un plaidoyer en faveur du retour à une société agraire, autoritaire et patriarcale, qui rappelle l’idéologie du régime de Vichy.
De manière générale, le mysticisme et les croyances font rarement partie des thèmes abordés dans la science-fiction. A l’inverse, celle-ci a souvent un objectif de démystification : la science et la compréhension nous permettent de nous émanciper de la religion, dans une perspective qui rappelle la philosophie des Lumières et du progrès. La religion apparaît alors comme un défaut de science. Ainsi, dans la nouvelle The cunning of the beast de Nelson S. Bond (1942), Dieu est en fait un alien hyper-avancé technologiquement qui aurait rendu visite à l’humanité dans le passé. D’autres oeuvres imaginent des êtres humains devenus Dieux de peuples primitifs d’une autre planète, ce statut divin provenant directement de la maîtrise d’une technologie avancée et incomprise par le peuple primitif. Ainsi dans le jeu Horizon Zero Dawn (Guerilla Games, 2017), c’est une technologie oubliée, désormais incomprise, qui mène à un culte. La religion tire son pouvoir de la méconnaissance de la technique. Elle est une technique incomprise et c’est la science qui permet aux peuples de défaire le mythe.
Les Fils de l’homme présente cependant une configuration originale dans ce tour d’horizon des relations entre science-fiction et religion. Dans d’autres ouvrages, comme dans Attitudes de Philip José Farmer (1953), des civilisations extra-terrestres apportent parfois leurs propres de croyances, amenant à la religion des personnages qui en étaient éloignés à l’origine. Comme si l’homme dans sa technique et sa maitrise de la science avait perdu l’essentiel. Les Fils de l’Homme peut se rapprocher de ce type de récit appelant à un retour au religieux, à la différence près qu’il ne se situe pas dans un contexte futuriste ou très avancé technologiquement. Surtout, il ne parle de religion que de manière indirecte, à travers le discours visuel du film ou au travers d’indices. Le film ménage ainsi une forme d’alliance entre religion et science, qui n’a guère d’équivalent dans les oeuvres que nous avons évoquées.
En effet, la dimension religieuse n’est pas prise en charge de manière explicite par les personnages, qui n’ont aucun aspect directement religieux, hormis peut-être l’ex-sage-femme Miriam. Et encore, cela se limite plus à un mysticisme imprécis, mélangeant plusieurs croyances qu’à un réel rôle de guide spirituel.
En revanche, de nombreuses situations et personnages rappellent les récits de l’évangile que l’on trouve dans la Bible. Tout d’abord le titre de l’oeuvre, les Fils de l’homme, est une référence directe à Jésus qui se présente souvent comme étant « le Fils de l’homme ». Le personnage principal a pour prénom Théo, qui vient directement du mot « Theós » ce qui signifie en Grec « Dieu ». Ensuite, il y a parmi les antagonistes un groupe de résistants appelés « les poissons ». Or l’« Ichthus », le symbole du poisson, fut un signe de reconnaissance utilisé par les chrétiens au début du christianisme.
De nombreuses situations déploient des connotations religieuses. Ainsi, la révélation de la naissance du fils de Kee se produit dans une étable parmi les animaux, ce qui rappelle bien sûr la scène de la nativité. Ensuite, plusieurs personnages font le signe de la croix en voyant l’enfant, comme on pourrait le faire en présence du Messie ou lorsqu’on est témoin d’un miracle. La présence de celui-ci va même mettre temporairement fin à un affrontement armé d’une grande violence que rien ne semblait pouvoir arrêter. Enfin, on retrouve aussi une référence religieuse avec le bateau scientifique, appelé Renouveau planétaire, qui œuvre pour sauver le monde et les hommes, et qui fait fortement penser à l’arche de Noé.
Les analogies avec la religion chrétienne sont cependant brouillées. Si l’on pouvait penser a priori que le bébé représente Jésus, c’est en réalité Théo qui endosse ce rôle, tandis que le bébé représente plutôt l’espoir ou la délivrance pour l’humanité. C’est à Théo d’en prendre soin et de le protéger du gouvernement, mais aussi des Poissons, les résistants, opposés au gouvernement, mais dont les objectifs sont loin d’être aussi louables que ce que l’on pourrait penser.
Théo serait donc une allégorie du Christ qui viendrait délivrer l’humanité du mal. Le mal prend ici une double figure : la société moderne technicisée, où la politique n’est que corruption et violence, où à la science est impuissante, mais aussi des personnes qui souhaitent faussement le bien, à l’instar du groupe des poissons. Ces derniers occupent la place des Prêtres et des Pharisiens dans l’Evangile, qui détournent le message de Dieu et n’ont de cesse de vouloir piéger Jésus afin de garder le pouvoir qu’ils ont sur le peuple. En outre, dans la Bible ce sont les Prêtres qui manigancent pour faire crucifier Jésus, tout comme dans le film Théo meurt de la main du Chef des Poissons. L’arrivée du navire scientifique et donc la mise en sécurité du fils de Kee se fait immédiatement après la mort de Théo. Théo s’est donc sacrifié pour sauver l’enfant, qui est à ce moment-là le seul espoir de l’humanité, là où Jésus s’est sacrifié pour permettre le salut des hommes dans l’Evangile.
Est-ce à dire que les Fils de l’Homme s’inscrirait définitivement dans le corpus des oeuvres qui jouent la mystique contre la science et qui véhiculent, sous couvert de science-fiction, un message à l’opposé du merveilleux scientifique qui caractérise le genre ? Si le salut n’est pas à chercher du côté de la technique et de la politique, le cas du navire scientifique est intéressant, en ce qu’il opère une forme de rapprochement entre science et religion. C’est à la science que revient la création de l’arche de Noé, qui doit sauvegarder la vie sur terre. Cette alliance tempère le débordement de la science par le mystère. Au final, le film suggère ainsi un univers clivé en deux pôles : au monde dystopique, caractérisé par la politique et la technique, sous le signe de la violence, s’oppose une forme d’alliance entre science et religion, qui s’opère sous les valeurs du soin.