Victor Sonza, Bastian Sabin, Arthur Picard, Baptiste Haillant
Une première image nous montre un repas classique dans une famille bourgeoise. Le premier sous-titre nous met en garde “Surtout, ne parlons pas de l’affaire Dreyfus !”. La deuxième image nous montre une bagarre, suivie du deuxième sous-titre : “… ils en ont parlé…”.
Nous sommes en février 1898. Cette caricature célèbre de Caran d’Ache, publiée dans Le Figaro, nous rappelle que les discussions polémiques ont de tout temps enflammé le tempérament des gens. Comme on s’est battu dans les familles par le passé pour l’affaire Dreyfus, nous nous enflammons aujourd’hui de polémiques en réactions indignées. Il suffit d’un mot ou d’un sujet pour allumer la mèche. Est-ce à dire qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil ? Et que ceux que nous appelons aujourd’hui “trolls”, qui font basculer la conversation vers l’outrance et l’émeute à l’ère des réseaux sociaux, ont toujours existé ? Quelles sont les espèces de “trolls” ? Sont-ils vraiment nés avec l’informatique et les réseaux sociaux ? Les trolls n’apportent-ils que discorde et mésentente ? Tentons un petit état des lieux du troll et du trolling.
Selon la définition de Titiou Lecocq et Diane Lisarelli dans leur “Encyclopédie de la Web Culture”, un troll se définit comme une “personne qui poste des messages tendancieux sur les forums [internet] afin d’alimenter les polémiques”[1]. Les mêmes auteurs distinguent plusieurs espèces. Dans l’ordre de dangerosité, nous trouverons ainsi, du plus inoffensif au plus dangereux, le troll dit “de base”, le troll “intelligent”, le troll “flatteur”, et enfin, au sommet de la pyramide,le troll “chasseur”.[2]
Le troll “bête” ou troll de “base”, selon la typologie de Lecoq et Lisarelli, correspond à la forme la plus simple, mais aussi la plus répandue du troll. Son appellation découle du fait qu’il ne développe en aucun cas une argumentation “réfléchie”. Impulsif, il ne lit pas les articles qu’il commente, ni les messages déjà postés. Il se contentera alors de déverser son venin selon ses propres obsessions, dans le simple but de déclencher une polémique. Ce type de troll ne cherchera pas non plus à comprendre les double sens : l’ironie et toute forme d’humour lui passeront au-dessus de la tête, et il prendra tout au premier degré.
Vient ensuite le troll “ontologique” ou “intelligent”. Quelque peu plus développé que son homologue sus-cité, ce troll est guidé par de mauvaises intentions, et c’est à ce type d’individu que l’on fera le plus généralement référence lorsque l’on parlera de troll. Son but sera principalement de faire déraper une discussion en cours (sur un forum, dans des commentaires…), pour son plaisir ou parce qu’il s’ennuie, voir même sans aucune raison particulière. Il fera sien un certain art du langage, saura user de l’ironie pour jeter la mèche et observer la discussion s’enflammer, entretenant au besoin le feu.
Le troll “flatteur” ou “flagorneur” représente une espèce encore plus malfaisante. Ce troll fera semblant de particulièrement apprécier un contenu. Etant donné sa nature “agréable”, qui lui sert de camouflage, on ne pourra pas aisément le distinguer. Il est dangereux, car il peut permettre à certaines personnes de se conforter dans leur avis. Imaginez, par exemple, une vidéo à propos d’une théorie absolument délirante, comme le fait que la Terre soit ronde[3]. Ce genre de troll commentera la vidéo, de façon à conforter l’auteur et ceux qui partagent son avis dans leur position, tout en riant sous cape.
Le troll “chasseur” représente le spécimen le plus dangereux de notre liste. Ce dernier agit en meute et traque ses proies en groupe. La chasse consiste à rendre impossible la vie en ligne d’une personne. Cette “chasse à l’homme” dématérialisée peut aller jusqu’à pousser au suicide les personnes harcelées[4]. Si pour ces trolls il ne s’agit que d’un jeu, particulièrement malsain, il s’agit d’un réel harcèlement pour leurs victimes. On parlera alors de “cyber bullying” ou de “stalking” (suivre les faits et gestes d’une personne).
S’il existe différentes formes de trolls, ils conservent un certain nombre de points communs. Premièrement, à travers leur manière de communiquer. Celle-ci est généralement basée sur l’ironie, la mauvaise foi et le second degré. En un sens, le troll relève du jeu : il joue avec le langage, il triche et se dissimule. Mais l’inconséquence du jeu – “oh, mais ce n’était qu’une blague” – lui sert d’excuse pour ne pas se confronter aux dégâts qu’il produit. Ironie et outrance sont les ressorts rhétoriques les plus puissants du troll, qui lui permettent de lancer l’allumette dans le foin sec que peut être le feed de commentaires d’un article, ou le post d’un forum, afin de déclencher l’incendie de réponses qu’il souhaite tant voir apparaître.
Si cet usage agressif du langage a toujours existé, donnant lieu à la forme du pamphlet ou du libelle, Internet lui offre un milieu de prolifération encore plus favorable que la culture du livre issue de l’imprimerie[5]. Internet leur permet en effet d’être protégés d’un potentiel retour de flamme, premièrement par l’anonymat qu’il procure, même si certains trolls n’hésitent pas à afficher leur identité, et deuxièmement par le caractère asynchrone de la communication. Celle-ci fournit au troll une “marge de manœuvre”, lui permettant de s’évader du fil de la discussion avant de se faire épingler par une personne, qui, par exemple, aura une bonne compréhension du sujet et mettra au jour les inepties racontées par le troll ; inepties qui pourraient être perçues comme la vérité par des personnes non-initiées. Enfin, Internet met le troll à l’abri des représailles physiques qu’il pourrait encourir dans la vie réelle.
Internet amplifie ainsi l’écart entre la parole et celui qui le profère. Protégés, les trolls peuvent donc laisser libre cours à leurs machinations, et par conséquent n’en sont que plus débridés dans leurs provocations.
Ces comportements malsains semblent atteindre leur paroxysme avec l’effet de groupe. Il s’agit d’un phénomène récurrent, à l’échelle de l’histoire de l’internet, où certains sites et forums ont acquis une mauvaise réputation de par leur communauté toxique. On peut ainsi remonter en 1990 jusqu’à Usenet et certains de ses forums, comme alt.tasteless[6]. Ce forum formait une véritable communauté à part et regroupait, selon leur page FAQ, des personnes ayant un “humour malade et dérangé”. A l’époque, ce forum s’est rendu responsable de plusieurs attaques de trolls visant notamment d’autres forums de Usenet.
De nos jours, les idées de alt.tasteless ont migré vers d’autres espace anonymes tels que le célèbre forum 4chan. Ces groupes finissent par former de véritables communautés revendiquant le statut de “troll”. Ces communautés sont capables de monter des actions sur internet et dans la vie réelle dont les conséquences dépassent de loin la seule blague potache. Ainsi, l’histoire des forums anonymes tels que 4Chan est ponctuée de plusieurs attaques ciblées qui se sont rapidement transformées en cyber-harcèlement. Comme l’explique Whitney Phillips, professeur à l’université de Syracuse et experte en culture digitale : “Certes, les trolls pourraient ne pas vraiment penser ce qu’ils disent. Mais peu importe, ils ne sont pas et ne doivent pas être considérés comme les arbitres ultimes du sens de leur propos. En d’autres termes, ce que ces « trolls » pensent de ce qu’ils font est sans importance ; même s’ils disent qu’ils ne font “que troller”, leurs actions peuvent avoir de graves conséquences dans le monde réel pour les personnes ciblées.”[7]
Outre l’incivilité générée par l’activité des personnes se revendiquant comme trolls, certains pays et entreprises privées utilisent des trolls professionnels afin de servir leurs intérêts. La Russie est notamment connue pour son utilisation de troll pour promouvoir son gouvernement et discréditer certains pays étrangers[8]. Plusieurs anciens trolls russes ont pu témoigner et donner les buts et techniques employées dans ces services comptant plusieurs centaines de personnes[9]. Ainsi, les trolls russes postent, à travers de faux profils, des centaines de commentaires, de photos et de vidéos en anglais et en russe pour promouvoir les dirigeants russes, discréditer les ennemis de la Russie et arrêter des conversations portant sur des sujets dérangeant pour le gouvernement. De la même manière, des entreprises privées paient des trolls, voire d’autres entreprises spécialisées dans ce marché, pour noyer des commentaires négatifs, promouvoir certains produits et attaquer leur concurrents[10].
Mais les trolls sont-ils pour autant forcément uniformément mauvais pour l’écosystème que forme internet ? Pourrions-nous nous en débarrasser ? A quel prix ? Le sociologue Antonio Casilli, spécialiste des réseaux sociaux et maître de conférences à Télécom ParisTech, a proposé une étrange défense du troll. Selon lui, les différentes formes de troll, et la discipline de “trolling” qu’ils exercent, peuvent être perçues comme des actes “sociaux”, ayant pour but de “modifier des dynamiques sociales”.
Bien qu’il soit vrai que les trolls n’apportent pas forcément d’arguments avec eux, à l’instar du troll “bête”, il n’en demeure pas moins que certains de ces trolls viennent avec leur lot de réflexion, certes généralement outrancières, voir hors de propos, mais néanmoins représentatives de certaines opinions. Par conséquent, il n’est pas impossible de tirer une plus-value de ce genre de comportement. Nous pourrions donc nous servir de leurs interventions initialement nuisibles comme de terrains pour approfondir, et améliorer nos réflexions personnelles sur certains sujets : “On est troll pour provoquer des changements dans le positionnement des individus dans les réseaux. […] Ces trolls sont là pour faire émerger de nouveaux contenus.”[11] Le dissensus est valorisé par Casilli comme une fonction nécessaire de la communication démocratique.
Mais, si les trolls n’apportent pas de réflexion suffisamment intéressante pour que leur impact négatif soit supplanté, perdent-ils pour autant tout intérêt ? Selon Casilli, il faut prendre en compte les dynamiques sociales qui suivent l’intervention du troll. En effet, devant ce genre de comportement, une réponse assez fréquente est le rassemblement des partis qui auraient dû être d’autant plus scindés. Paradoxalement, le troll peut conduire à réaffirmer positivement les normes d’une communauté. En effet, chaque parti se définira comme l’inverse du troll. Le troll joue ici le rôle d’une sorte de bouc-émissaire consentant, qui permet de voir émerger un certain apaisement entre les positions antagonistes.
Pour le meilleur et pour le pire, le troll apparaît aujourd’hui comme une composante essentielle de la sociabilité en ligne. Apprendre à le connaître est un passage obligé pour qui veut déjouer ses ruses.
[1] https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/troll/
[2] Titiou Lecocq, Diane Lisarelli, Encyclopédie de la Web Culture, Robert Lafont, 2011.
[3] Troll ! ndlr
[4] https://www.stopbullying.gov/bullying/effects
[5] https://www.newyorker.com/magazine/2019/09/30/the-dark-side-of-techno-utopianism
[6] https://www.wired.com/1994/05/alt-tasteless/
[7] https://gizmodo.com/the-first-internet-troll-1652485292
[8] https://www.diis.dk/en/my-life-as-a-troll-lyudmila-savchuk-s-story
[9] https://time.com/5168202/russia-troll-internet-research-agency/
[10] http://www.chinadaily.com.cn/china/2010-06/17/content_9981056.htm
[11] “On en parle : interview avec Antonio Casilli” Jean-Olivier Pain, Radio Suisse Romande 2011