Quelle autonomie pour le véhicule autonome ?

Aurélien VASSEUR, Hicham ARAHHOU et Kadir ERCIN

Le véhicule autonome représente l’une des grandes promesses technologiques du temps présent. Un véhicule qui libère le temps contraint de la conduite, optimise les flux de marchandises et résorbe les problèmes de transport ou d’infrastructures, et surtout mette à fin à la mortalité routière.

Depuis le début des années 2010, de plus en plus d’entreprises provenant du monde de la tech et du secteur automobile s’attellent à concrétiser cette prouesse technique[1]. Cependant, permettre à l’Homme de déléguer aux véhicules la lourde tâche qu’est celle de la conduite ne va pas sans conséquences : qui sera responsable en cas d’accident ? A quel coût remplacer les flottes actuelles ? Mais, plus encore, la promesse pourra-t-elle être tenue sans un renouvellement complet des infrastructures pour les adapter aux besoins des véhicules ? La phase actuelle d’expérimentation, avec déjà six accidents dont un mortel, nous fait réaliser l’ampleur des difficultés.

Promesses et utopies

Selon la définition standard, “un véhicule autonome est un véhicule automobile apte à rouler, sur route ouverte, sans intervention du conducteur[2].” Cette définition synthétise les trois grandes promesses du véhicule autonome.

Tout d’abord, il est question de confort et de création de nouveaux secteurs économiques. Le fait de ne pas avoir à conduire nous permettrait en effet d’économiser beaucoup d’énergie et de temps. La conduite représente  en moyenne environ 2 ans et 8 mois dans la

vie d’un français[3]. Ce seraient ainsi autant d’heures sauvegardées pour d’autres activités. Également, l’avènement d’une telle technologie pourrait remettre en question la pertinence et l’utilité du véhicule personnel. Ainsi, nous pourrions imaginer des flottes de taxis autonomes permettant à n’importe qui de pouvoir circuler librement sans avoir à posséder un véhicule personnel, selon le modèle du “Vehicle as a Service”.

Ensuite, il s’agit d’un des aspects centraux de la technologie : la sécurité. Une voiture autonome se veut en effet beaucoup plus sûre qu’une voiture traditionnelle[4]. Afin de pouvoir se déplacer de manière autonome dans un environnement instable et évolutif, le véhicule doit être équipé de nombreux capteurs lui permettant d’analyser ce qui l’entoure et d’en déduire le contexte dans lequel il se trouve. De plus, l’être humain est doté de nombreuses faiblesses qui n’affectent pas les véhicules autonomes, comme la fatigue et la perte d’attention. Les véhicules autonomes seraient donc techniquement capables d’être exonérés de ces défauts. La réalisation de cette promesse permettrait à elle seule de diminuer de manière drastique le nombre d’accidents de la route. Selon l’OMS, plus de 1.3 million de personnes meurent sur la route chaque année, auxquels s’ajoutent 50 millions de blessés.

Enfin, cette technologie est porteuse d’enjeux écologiques. En effet, le véhicule autonome est souvent pensé comme un véhicule électrique, qui peut s’alimenter en énergies renouvelables[3]. Cela témoigne de notre volonté de concevoir des véhicules de plus en plus responsables et d’abandonner les énergies fossiles. La question du véhicule autonome amène la remise en question du véhicule personnel.

Le piège du terme “autonomie”

Au regard de ces promesses, sur le marché automobile actuel, la dénomination “voiture autonome” est souvent utilisée de façon abusive. Il s’agit en effet d’une tournure à la fois générique et attractive pour le consommateur.

Cependant, que signifie réellement l’autonomie d’un véhicule ? Les véhicules autonomes sont soumis à une classification à l’échelle internationale sur six niveaux, dits niveaux SAE J3016. Elle s’étend d’une absence d’autonomie à l’autonomie parfaite, en passant par l’aide à la conduite et la conduite assistée. Ainsi,  seul le plus haut niveau de classification des véhicules correspond à la définition habituelle d’autonomie. Or, aucune voiture n’a pour le moment validé cet échelon, à savoir offrir “un système de conduite automatisé [qui] exécute à plein temps tous les aspects de la conduite dynamique dans toutes les conditions routières et environnementales qui peuvent être gérées par un conducteur humain.[5]

Or l’utilisation du terme  “d’autonomie” pour désigner des techniques d’assistance pointe vers un paradoxe dangereux pour les consommateurs. Il ne faut, en moyenne, que quelques minutes pour qu’un conducteur n’octroie une confiance aveugle envers le système de conduite. Cela contraste fortement avec l’impératif théorique d’attention permanente qui leur est demandée.

En conséquence, un manque de vigilance en situation de danger couplée à des systèmes autonomes défaillants conduisent à des accidents facilement évitables. Un véhicule autonome d’Uber a ainsi tué une piétonne, Elaine Herzberg, en Arizona, à la suite d’une série d’erreurs d’identification de la part du véhicule, le conducteur n’ayant repris le contrôle qu’après l’impact[6].

La complexité des environnements

Les accidents survenus ces dernières années posent la question de la fiabilité du système de conduite. Peut-on concevoir un algorithme de conduite autonome qui sera en mesure de réagir correctement en cas d’imprévu ? Selon un exemple célèbre, Volvo avait entraîné son système de détection des grands animaux avec des élans. Mais, lors du test effectué en Australie en 2017 le véhicule s’est révélé incapable de détecter les kangourous, trompé par leur manière inhabituelle de se déplacer[7] !

Les véhicules autonomes ont majoritairement démontré leur consistance dans des situations idéales. Les autoroutes et autres terrains correctement goudronnés et signalisés, disposant de marquages au sol et ne présentant pas d’aléas environnementaux (animaux, situations climatiques extrêmes, etc) sont des environnements suffisamment cléments pour l’algorithme de conduite.

Cependant, de tels environnements ne représentent qu’une part marginale de l’utilisation des automobiles et entrent ainsi en contradiction avec la promesse initiale du tout autonome. De plus, les technologies d’analyse d’images possèdent encore des taux d’erreurs bien trop élevés pour de la conduite autonome, causant de lourds problèmes d’intégration d’une telle technologie en situation réelle[8]. Comment réagir en face à la présence d’un objet non identifié sur la voie ? Doit-on s’arrêter, ralentir, ou contourner l’obstacle ? 

Face à ces aléas environnementaux, certains partisans du véhicule autonome proposent une inversion de la responsabilité. Ainsi, ce ne seraient plus  seulement les véhicules qui seraient capables de s’adapter à l’environnement, mais l’environnement qui devrait s’adapter au véhicule, en étant plus prévisible et maîtrisable. La Smart City, bardée de capteurs et d’objets communicants, apparaît ainsi comme le complément du véhicule autonome. Les piétons pourraient être munis de puces RFID facilitant leur identification, voir régulés dans leurs déplacement par des systèmes de cages, à la manière de ce qui se passe dans certains métros. Mais la promesse ne revient-elle pas alors à réinventer des transports en site propre, sur le modèle du ferroviaire, où les voies sont protégées au maximum de l’aléa et où les trains autonomes ont déjà fait leurs preuves.

L’acceptation sociale (le problème de l’humain)

Le bagage de promesses que transporte l’expression de “voiture autonome” constitue une représentation idéaliste et erronée de l’état de la technologie actuelle, causant paradoxalement ainsi un frein majeur au développement de cette technologie.

L’idéalisation de la technologie installe ainsi  une exigence de perfection impossible à satisfaire. Dès lors, il ne devient plus admissible qu’une voiture autonome soit impliquée dans quelconque accident puisqu’il s’agit d’un algorithme dont les capacités décisionnelles de conduites doivent être supérieures aux capacités humaines. A cette dimension  de sécurité  s’ajoute la défiance légitime des populations. Améliorer les systèmes de conduites automatique nécessite une grande quantité et diversité de données, et donc une conduite dans divers lieux. Or, compte tenue de la dangerosité potentielle des véhicules, certaines populations, mais aussi certains gouvernements,tel le Japon, refusent ou limitent drastiquement la circulation de ces véhicules. C’est pour ces raisons que des habitants d’Arizona s’en sont pris avec véhémence aux véhicules de Waymo, une entreprise de Google, refusant de faire les frais d’un “beta test” grandeur nature[9].

Enfin, la surévaluation par les conducteurs de leur propre aptitude à la conduite  freine l’adoption  de la technologie. Des véhicules autonomes imparfaits pourraient néanmoins constituer une amélioration en termes de sécurité ou de régulation du trafic. Mais s’agit-il encore dans ce scénario de viser le remplacement pur et simple de la conduite humaine ? 

La machine morale

Dans quelles conditions le véhicule autonome serait-il acceptable éthiquement ? C’est à cette question qu’entend répondre le programme de recherche Moral Machine[10]. En se basant sur le dilemme du tramway, Moral Machine cherche à déterminer la meilleure conduite à adopter en cas d’accident. Faut-il que le véhicule préserve à tout prix ses passagers ou plutôt les piétons ? Et s’il s’agit d’enfants ? Ou de personnes âgées ? Ce test a pour objectif d’implémenter une sorte de “conscience” morale dans les véhicules autonomes.

On peut néanmoins se demander dans quelle mesure la démarche de Moral Machine n’escompte pas le problème. En effet, l’analyse des accidents de véhicule autonome fait apparaître des erreurs d’identification des objets rencontrés, là où les situations de Moral Machine supposent à l’inverse une connaissance pure et parfaite de l’environnement, reconnaissant ici un enfant, là une personne âgée, ailleurs un animal.

Les auteurs de Moral Machine présupposent que les promesses du véhicule autonome en termes de sécurité ou d’environnement sont tenues et cherchent comment faciliter son acceptabilité, en finissant par recommander un algorithme qui préserverait à tout prix les passagers du véhicule[11]. Au final, la promesse de l’autonomie paraît difficile à tenir sans une transformation profonde des infrastructures, ce qui n’est pas impossible, mais contrevient à l’imagerie erronée du simple véhicule se conduisant tout seul.

[1] Ashley Auer, Shelley Feese, and Stephen Lockwood, « History of Intelligent Transportation Systems », Intelligent Transportation Systems Joint Program Office,‎ 2016, p. 35-36

[2]  https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9hicule_autonome

[3] https://media.citroen.fr/file/50/9/etude_csa_research_citroen.pdf

[4] https://www.scientificamerican.com/article/are-autonomous-cars-really-safer-than-human-drivers/

[5] U.S. Energy Information Consumption, “Autonomous Vehicles: Uncertainties and Energy Implications” https://www.eia.gov/outlooks/aeo/pdf/AV.pdf

[6] Kanwaldeep Kaur, Giselle Rampersad, “Trust in driverless cars: Investigating key factors influencing the adoption of driverless cars” https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0923474817304253

[7] https://www.wired.com/story/ubers-self-driving-car-didnt-know-pedestrians-could-jaywalk

[8] https://www.washingtonpost.com/graphics/2019/business/how-does-an-autonomous-car-work/

[9] Captech Ventures, “Image Recognition Services:Searching for Value Amid Hype” – ”Unbiaised Image Recognition Services Vendor Assessment: Overall Accuracy Assessment” p.5 – https://blogs.captechconsulting.com/uploads/whitepapers/Image-Recognition-Research-Study.pdf

[10] Wielding Rocks and Knives, Arizonans Attack Self-Driving Cars, New York Times, https://www.nytimes.com/2018/12/31/us/waymo-self-driving-cars-arizona-attacks.html

[11] http://moralmachine.mit.edu/hl/fr