Dr Stone : reconstruire le Japon par la science

CHAILLARD Léo, CAILLIER Paul

Docteur Stone est un manga écrit par Riichirō Inagaki, publié à partir du  6 mars 2017 dans le Shonen Jump. L’adaptation animée, elle, a vu le jour en juillet 2019. Elle a connu un grand succès dès sa sortie.

Dans cette œuvre, nous suivons les aventures de Senku, se réveillant miraculeusement 3000 ans après que la quasi-totalité de l’humanité ait été changée en pierre par un phénomène inconnu. Lycéen surdoué aspirant à devenir scientifique, notre héros se fixe comme objectif de faire revenir à la vie toutes les personnes changées en pierre. De plus, il souhaite refonder la société comme elle l’était avant à l’aide de la science. Pour cela, à l’aide de ses connaissances sur le monde, Senku reproduit les innovations majeures (vêtements, poudre à canon, médicaments…) une par une espérant un jour retrouver l’ère moderne scientifique et technologique.

Cependant, Senku n’est pas le seul dans ce monde, et son point de vue est rapidement confronté à celui de Tsukasa, un ancien lycéen lui aussi, mais doté d’une force extraordinaire et dont l’objectif est de “purger” le monde en réveillant les jeunes et en tuant tous les autres humains. Bien sûr, celui-ci souhaite aussi l’abandon de la science et du progrès technique.

Cette oeuvre représente ainsi une variante originale dans le style des récits  post-apocalyptiques, qui s’éloigne des schémas classiques : les terres désolées et arides sont remplacées par une végétation verte et luxuriante, les guerres et les armes à feu laissent place à des conflits d’intérêt se réglant à mains nues et par la parole, et les personnages tristes, maussades et violents sont remplacés par des personnages haut en couleurs, sûrs d’eux et qui assurent leur survie avec brio.

De plus, la science étant l’élément central, elle est ici bien plus réaliste que dans la plupart des œuvres de sciences fiction. Les phénomènes chimiques et mécaniques utilisés dans le manga sont non seulement réels, et jamais trop extrapolés, mais ils sont constamment expliqués au lecteur ou au spectateur : la science n’est pas modifiée pour coller aux événements, mais elle sert de fil conducteur au récit, dans un esprit qui pourrait rappeler les origines de la science-fiction avec Jules Verne..

Cette œuvre est particulièrement intéressante à étudier, non seulement parce que la  science y est omniprésente, mais aussi parce qu’elle interroge très directement la relation entre cette science et les dimensions techniques et politiques.

Le scientifique à la croisée des mondes

L’analyse du graphe de personnages nous montre une forte présence de la science, non pas tant en quantité qu’en qualité, puisqu’elle occupe les rôles centraux. Alors que la technique domine en nombre le réseau, elle apparaît cependant dépendante des éléments scientifiques, sans lesquels le graphe menace d’exploser en sous-ensembles autonomes. Le personnage de Senku assure ainsi la connexion entre les différents espaces sociaux de l’œuvre.

L’histoire débute au sein d’un laboratoire de lycée, où se trouve le personnage principal de Senku. Dans les minutes qui suivent, alors qu’il est transformé en pierre avec le reste de l’humanité, son génie intellectuel est mis en avant. En tant que rationaliste, il garde son calme et se met à décompter les secondes depuis l’événement. Il finit par être dépétrifié environ 3000 ans plus tard. Un monde où toute forme de modernité a disparu apparaît alors sous ses yeux. Senku se lance dans une course à la reconstruction d’un monde qu’il nommera par la suite “Royaume de la Science”.

Leçons de science

Au-delà de la place centrale du personnage de Senku, il ne fait aucun doute que le réalisme de la science est une des caractéristiques majeures de ce manga de science fiction. Cela apparaît bien évidemment à travers les objets, dits scientifiques, que Senku va créer aux côtés de ses compagnons. Le choix de ces objets se fait dans une logique de réponse aux besoins présents, ces derniers n’étant pas secondaires mais nécessaires voir primordiaux à la survie des personnages (armes, médicaments …). Le lecteur s’identifie aux personnages et à leur progression au travers d’objets réalistes qu’il reconnaît.

Ce réalisme s’observe également aux travers des protocoles ou des plans mis en place par Senku dans le but de créer ces objets. Un peu à la manière de Robinson, nous suivons l’avancement des projets, étape par étape. Les notions abordées peuvent être difficiles, mais le récit est stimulant par l’accomplissement de chaque étape intermédiaire et implique fortement le lecteur dans le processus de découverte.

Une société platonicienne ?

D’un point de vue technique, l’œuvre est aussi caractérisée par un aspect que l’on pourrait dire “platonicien”, non pas seulement par la domination de la science sur la politique, mais aussi par la croyance que chacun possède un rôle naturel, dans lequel il peut être utile. Ainsi, Senku est persuadé que chacun a sa place dans le Royaume de la Science, ce qui est d’ailleurs représenté par la diversité au sein de son groupe : artisan hors pair, scientifique, enfants, guerriers et une main d’œuvre conséquente. Le lecteur ne peut que se projeter dans cette société en miniature.

De par sa centralité dans l’œuvre, la science interagit de façon particulière avec la technique et la politique. Senku théorise, les personnages techniques (à savoir quasiment tout le reste du groupe) réalisent les tâches nécessaires, des innovations sont retrouvées, et le confort augmente. Ce qui conforte le groupe entier à continuer à suivre cette voie. La relation entre science et technique est fusionnelle : l’une dépend de l’autre… Bien que la science soit mise en position dirigeante, les figures scientifiques et techniques ne se considèrent pas comme supérieures aux autres, car les deux savent à quel point elles sont mutuellement dépendantes afin d’arriver à leur objectif final.

De l’autre côté, la politique semble sous-représentée, de par son influence quasi inexistante au sein du groupe de Senku. Bien que ce dernier semble être le roi légitime de ce Royaume de la Science, il n’agit pas comme tel. Au sens propre, il ne règne pas, mais se contente de guider les partisans de son idéologie. La science assure ici une sorte d’autorité naturelle, qui rend obsolète la politique à proprement parler.

Une opposition manichéenne de deux camps

L’étude des graphes fait, en outre, apparaître qu’il existe deux camps, bien déterminés, au centre de l’œuvre. Ces deux camps sont le “Royaume de la science” et “Le clan de Tsukasa”. Les deux ont leurs propres idéaux et leur conflit est une dimension essentielle de l’histoire.

Le ”Royaume de la science” regroupe les personnages ayant des idéaux en commun avec Senku, à savoir le retour au confort de la société technologique perdue et le salut de la majorité des humains pétrifiés. Le groupe est obnubilé par l’idée du progrès technique, mais il s’agit d’un moyen commun vers des objectifs différents. En effet, certains considèrent le progrès comme une fin en soi, tandis que d’autres voient ses bénéfices pour l’amélioration du confort de vie.

Le clan de Tsukasa est présenté comme le camp des antagonistes, et regroupe les personnages voulant profiter de la pétrification pour refonder une nouvelle humanité en ne conservant que les “âmes pures”, autrement dit les jeunes adolescents, et en sacrifiant les autres. Le groupe base ses interactions uniquement sur la politique et rejette toute idée de progrès scientifique et technique car, selon Tsukasa, c’est ce même progrès qui a entraîné tous les problèmes et les dérives de la société moderne : inégalités entre les peuples, paresse, etc. Bien que Tsukasa et Senku soient tous deux présentés comme chefs absolu, le royaume de la science possède un aspect collaboratif et humain tandis que le clan de Tsukasa est hiérarchisé et dictatorial. Cette idée de refonder profondément la société et de supprimer les inégalités en passant par la dictature n’est pas sans rappeler l’idéologie communiste. La seule distinction étant dans le refus explicite du progrès par Tsukasa, là où le régime communiste l’encourage.

La relation entre les deux camps est celle du conflit, celui-ci étant très manichéen. Le personnage de Senku est présenté comme une personne réfléchie, chaleureuse et altruiste, tandis que Tsukasa est présenté comme froid, cruel et violent. On peut donc en déduire que cette œuvre fait passer un message clair quant aux relations entre science, technique et politique. Science et technique sont équivalentes en dignité et sont dans une relation d’interdépendance. Les deux se placent cependant au-dessus de la politique. En effet, la politique n’est que très peu mentionnée, et quand elle l’est, c’est rarement de manière favorable, sous le sceau de l’arbitraire et de la violence. Nous pouvons cependant nous demander s’il s’agit du point de vue définitif de l’auteur ou si des changements vont survenir par la suite, modifiant le cours de l’histoire et les interactions entre les trois domaines.

Senku : l’empereur idéal ?

On peut ainsi s’interroger sur le modèle défendu par l’œuvre : la prééminence de la science nous ramène-t-elle à la vision de Platon, ou plutôt à celle des Saint-Simoniens, ou encore à une filiation avec Jules Verne ? Il est cependant possible de proposer une clé de lecture plus spécifiquement japonaise.

Senku, le personnage principal de l’œuvre, est défini tout au long de celle-ci par son amour de la science. Celle-ci est le produit d’une curiosité acquise par le personnage durant son enfance. De plus, Senku est présenté comme le leader du Royaume de la science, et possède un pouvoir conséquent sur le groupe. Cela nous permet de dresser un parallèle assez flagrant avec la figure de l’empereur japonais, Hirohito, ayant dirigé entre 1926 et 1989. L’empereur Hirohito possédait une curiosité pour la biologie marine. Il a en effet découvert plusieurs espèces lors de voyages en Europe. Plutôt que de supprimer la fonction de l’Empereur, les Américains ont choisi après guerre de le maintenir en place, mais en le faisant apparaître comme un personnage pacifique de scientifique[1]. La reconstruction du pays par la science et la technique est devenue l’idéologie nationale, culminant dans l’organisation des jeux olympiques de Tokyo en 1964[2].

Cependant, bien que les personnages de Senku et de l’Empereur soient comparables, il existe cependant une différence clé. Senku règne, d’une autorité naturelle, parce qu’il est scientifique. Il représente une figure de l’Empereur idéal : un pouvoir sans pouvoir, fondé sur l’autorité de la science, qui vise le progrès et la reconstruction pacifique du pays.

[1] Antony Adler, “Emperor Hirohito: The Marine Biologist Who Ruled Japan”, https://oceansciencehistory.com/2015/08/15/emperor-hirohito-the-marine-biologist-who-ruled-japan/

[2] “Tokyo 1964 : les Jeux de “science-fiction” qui rassemblèrent une nation entière”, https://www.olympic.org/fr/news/heritage-olympique/tokyo-1964/tokyo-1964-les-jeux-de-science-fiction-qui-rassemblerent-une-nation-entiere