Voyage au centre de la terre : métamorphoses du savant vernien

Valentin MAILLE, Théo MELET, Florian HOCLET

Imaginez que l’on puisse atteindre le centre de la Terre, qu’un passage reliant la croûte terrestre à son noyau existe bel et bien. Telle est la promesse du Voyage au centre de la Terre, roman publié en 1864 par le célèbre Jules Verne. L’histoire commence en Allemagne chez le professeur Lidenbrock. Le géologue et naturaliste allemand découvre un parchemin codé, rédigé en caractères runiques. Lidenbrock se passionne pour ce cryptogramme, dont Axel, neveu du professeur et narrateur de l’histoire, découvre la clef. Les deux hommes décryptent le  message d’un certain Arne Saknussem, alchimiste islandais du XVIe siècle qui affirme avoir découvert un passage menant du cratère du Sneffel jusqu’au centre de la Terre. Les deux hommes de science mènent alors leur expédition sur les pas d’Arne Saknussem.

Le Voyage au centre de la terre est le troisième roman publié dans la série des aventures extraordinaires, qui regrouperont au total soixante-deux ouvrages. Le Voyage installe, avec le professeur Lindenbrock, l’une des grandes figures de savant héroïque, qui caractérisent l’œuvre de Jules Verne. Aussi, du point de vue de la représentation de la science, de la technique et de la politique, le roman est clairement disposé du côté de la science, avec ses deux personnages principaux scientifiques. Le Voyage au centre de la terre permet de revenir sur la formation du savant vernien, dans un récit qui maintient l’autonomie des savoirs techniques, mais raye d’un trait de plume la dimension politique.

L’expression du savant Vernien

Dans l’œuvre de Jules Verne, le personnage du savant, représenté ici par le professeur Lidenbrock, occupe une place très particulière. En effet, rares sont les romans de Verne dans lesquels ne figurent pas, parmi les personnages principaux, voir comme personnage principal, un scientifique à la personnalité bien trempée.  Les nombreux scientifiques Verniens peuvent se classer en deux catégories principales : le savant-explorateur-voyageur et le savant-inventeur-ingénieur[1]. Certaines figures proposent même un  audacieux mélange de ces deux catégories. C’est le cas, notamment, de l’ingénieur Cyrus Smith dans L’Île mystérieuse, paru en 1875, soit onze ans après Voyage au centre de la Terre. Smith regroupe toutes les qualités scientifiques, techniques et politiques, pour devenir le sauveur du groupe.

Par contraste, notre professeur Lidenbrock ne relève pas encore de cette figure du savant total. Il possède certes de nombreuses qualités : c’est une véritable encyclopédie, ses connaissances vont de la géologie à la géographie, de la physique à la biologie, il est polyglotte, parlant plus de 5 langues, et il possède une très haute renommée au sein de la communauté scientifique mondiale. Le professeur Lidenbrock fait aussi partie de ces scientifiques excentriques, à la détermination inébranlable, qui n’hésitent pas à prendre tous les risques, pour eux-mêmes et leurs compagnons, pour atteindre leur objectif.

Mais le professeur ne possède cependant pas de capacités techniques hors du commun. Il n’est pas ce savant omniscient et habile de ses mains qui peut sauver l’expédition à lui seul. Cela se voit dans la structure du graphe et l’équilibre de ses relations avec les deux autres personnages : bien que toute cette aventure soit de son fait, il n’a pas la place politique du leader de l’expédition. En effet, le rôle du technicien, qui sauve le petit groupe plusieurs fois durant l’aventure, est occupé par Hans, un chasseur que le professeur a embauché pour les seconder. Sans lui, ni le professeur, ni Axel ne seraient allés très loin dans leur voyage. A l’inverse, on peut être sûr que si Hans avait entrepris ce voyage seul, pour une quelconque motivation, il s’en serait sorti, notamment grâce à sa très grande expérience en termes de survie. Contrairement à d’autres œuvres plus tardives, la figure du scientifique ne monopolise pas toute l’attention narrative, mais elle laisse ici de la place pour développer d’autres personnages d’égale dignité. Non seulement la technique est réellement indispensable, sans se réduire à une science appliquée, mais elle est associée à des valeurs propres d’autonomie et d’indépendance.

La politique disparaît

L’analyse des personnages du roman et du réseau de personnage nous montre clairement une chose : la politique selon Jules Verne est vue comme une dimension superflue. Au début du roman lorsque le professeur Lidenbrock réalise la préparation de son expédition, il est entouré de personnages uniquement scientifiques. De plus, jusqu’à l’arrivée sur les pentes du Sneffel, le petit groupe d’expédition n’a croisé la route que de deux personnages que l’on pourrait classer comme politiques. Ces deux personnages sont des hommes politiques Islandais, somme toute de bas étage. Lorsque nous regardons les graphes de l’œuvre, nous pouvons voir que ces personnages politiques disparaissent dès le seuil 3, ce qui montre que leur influence est très faible.

Toutes les fonctions politiques sont assurées par des hommes de science qui étendent leur domaine à la politique. Cette disparition de la politique au profit de la science rappelle la devise des Saint-Simoniens : “substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses”[2]. Nous avons le sentiment au travers du roman que la politique est plutôt facilement et parfaitement assumée par des hommes de science. Si on essaye de se représenter les  hiérarchies au sein de notre triptyque, science politique et technique, il est clair que Verne place la science, soutenue par la technique, au sommet de la pyramide.

A première vue, nous pourrions penser que la science a une prédominance extrême sur la technique. Cependant le personnage de Hans qui représente la définition la plus pure de la technique nous montre le contraire. La technique semble issue d’une certaine expérience acquise au fil des expéditions passées, jusqu’à développer au-delà d’un instinct de survie un savoir spécifique. Nous pouvons prendre pour exemple un passage où les trois personnages de l’expédition rencontrent un problème de manque d’eau dans leur descente au centre de la Terre. Cet épisode est illustré dans la gravure que nous reproduisons. Lorsque le professeur n’arrive pas à trouver de solution et se résigne au fait que la situation n’a pas d’issue, c’est Hans, représentant la technique qui vient, par l’instinct, débloquer la situation, sans aucune intervention des deux hommes de science. Là où la science atteint ses limites, la technique prend alors indépendamment le dessus pour débloquer les situations. Ce qui place la  science et la technique sur un pied d’égalité dans le roman et commande le respect du professeur Lidenbrock.

Contrairement aux héros classiques de Jules Verne, Lidenbrock n’a pas fondamentalement de rôle de “chef politique”. Il est clair qu’au début du roman, lors de la préparation du voyage, le comportement du Professeur a une dimension politique, dans le sens où il organise d’une main de maître les différentes personnes actives dans la préparation. Nous pouvons aussi souligner la manière dont Lidenbrock est au fait des enjeux politique de son expédition, car il ne dévoile aucun détail de l’expédition à des personnages susceptibles  de lui nuire. Cependant, une fois arrivé dans le cratère du Sneffel, Lidenbrock n’a pas de relation dominante sur Hans, il est simplement le scientifique de l’expédition qui va continuer à instruire son neveu et narrateur de l’histoire Axel.

Le plaisir de la science

Au-delà du personnage de Lidenbrock, la science est aussi l’un des grands ingrédients dans les plaisirs que procure le roman, qui parvient à conjuguer le goût de l’aventure et de l’imaginaire, soutenu par les gravures de l’édition originale, que l’exposé de théories scientifiques, qui sont au centre de l’intrigue.

Le roman  nous plonge dans une histoire à la première personne. Quoi de mieux pour se sentir immergé dans les aventures que vit notre narrateur Alex, neveu et assistant du professeur Lidenbrock ? Ses traits de caractère facilitent l’identification : c’est un homme ordinaire, futur chef de foyer, très simple et rationnel, aimant acquérir de nouvelles connaissances de la part de ses aînés. Son tempérament calme, opposé au caractère excessif et quelque peu excentrique de son oncle le professeur, permet au lecteur de s’y attacher et de s’identifier.

Les descriptions détaillées, et non pas excessives comme il est possible de trouver dans certaines œuvres de Jules Verne, sont source de merveilleux. Non seulement les lieux découverts, comme une immense mer intérieure, semblent quelque peu magiques, mais les péripéties et rebondissements que rencontre ce petit groupe d’explorateurs tiennent en haleine. Sur cette trame, le lecteur adulte se voit instruit par l’amas de faits et connaissances scientifiques que transmet l’excentrique Lidenbrock. Le lecteur est constamment confronté aux théories scientifiques et aux éloges de grands noms comme Edison, Hertz, les Curie… La traversée permet de s’instruire de manière ludique sur un grand nombre de théories physiques. La science n’est pas seulement au cœur de l’intrigue, mais elle constitue l’une des valeurs centrales de l’expérience de lecture.

De plus, ce roman regorge d’illustrations, qui sont en réalité des gravures effectuées par Jules Verne accompagné de quelques dessinateurs de son temps. Ces dernières renforcent la forme ludique que prend cet ouvrage et permet au lecteur de rentrer en profondeur dans l’imagination de son écrivain. Nous y visualisons entre autres la forêt de champignons géants, l’étendue d’eau souterraine, les monstres rencontrés, etc… Jeunes adolescents comme adultes endurcis trouvent ici un point d’attache supplémentaire à l’histoire qui se déroule sous leurs yeux, très caractéristiques des ouvrages Verniens.


[1]  Didier Robrieux, “Figures du savant dans l’oeuvre romanesque de Jules Verne”, https://www.didierrobrieux.com/pages/essais/les-savants-chez-jules-verne.html

[2] Antoine Picon, Les Saint-simoniens : Raison, imaginaire et utopie, Belin, 2002.