Théories du complot

OBRECHT Cyril, CHAPPUIS Aurore, GOUY Aurélien

Ces dernières années, le nombre de personnes qui pensent que la Terre est plate ne cesse de croître…[1] Comment une croyance pourtant démentie et abolie depuis des siècles peut-elle revenir aujourd’hui ? Mais la “théorie de la terre plate” n’est qu’un exemple du renouveau des “théories du complot”, qui fait des ravages dans les systèmes démocratiques occidentaux (à commencer par les États-Unis) et contribue à l’augmentation de la violence et de la défiance envers les institutions.

Comment expliquer la popularité de ces théories, qui peuvent sembler délirantes ? Rumeurs, complots et fausses nouvelles font partie du marché de l’information depuis qu’il existe. N’y a-t-il rien de nouveau sous le soleil ou faut-il considérer que nous vivons au contraire une véritable épidémie de théories du complot ?

L’impact des réseaux

S’il est toujours difficile de trouver l’origine des graines qui ont fait germer les complots, leur diffusion profite néanmoins des réseaux sociaux, faisant ressortir les âmes de complotistes qui sommeillent chez certains d’entre nous.  La structure même des réseaux est  un vecteur de l’emprise rapide de ces théories sur nos sociétés. L’impact des réseaux sociaux sur la propagation de l’information et la structuration de groupes liés aux théories du complot de tout bord est un élément central à la compréhension de ce phénomène dangereux et en pleine expansion.

En facilitant l’échange tous azimuts d’informations, nous avons durement affecté leur valeur qualitative. Ce qui nous mène à une ère d’incertitude et de doute constant, associés à la défiance grandissante vis-à-vis des autorités. Il s’agit donc d’un terrain propice à la culture des théories mêlant « preuves » douteuses et mensonges de l’Etat et de la communauté scientifique, qui nous cacheraient que la Terre est en réalité un disque plat, pour mener leurs sombres desseins.

Pour partager ces bonnes paroles conspirationnistes, les Platistes se rassemblent dans des groupes Facebook ou communautés Twitter, qui ne font que croître ces dernières années sous le regard tolérant des réseaux sociaux.[2] Les réseaux  plaident ainsi la liberté d’expression et revendiquent leur finalité de plateformes d’échange impartial offrant libre court au flot d’interactions qu’offrent ces groupes complotistes dont la forte audience plait aux annonceurs qui rémunèrent les plateformes.[3] L’économie de l’attention passe devant la modération des fakes news et posts platistes, en participant involontairement à l’influence grandissante de la théorie du complot.

Biais cognitifs

Cependant pour qu’une communauté grandisse, il faut que des personnes aient envie de la rejoindre d’une part et que peu de personnes la quittent d’une autre. Par chance, pour les groupes complotistes, il n’y a pas de profil type de personnes pouvant devenir complotiste. L’adhésion au sein d’une théorie du complot ne dépend pas de l’éducation ou de l’âge, car ces théories reposent sur des biais[4] ancrés en nous depuis bien avant l’avènement de la science puisque très utiles à notre survie.

Un premier biais est “l’inductivisme” : si quelque chose est vrai un certain nombre de fois alors on la considère toujours vraie. Les exceptions sont mises sous le tapis par un second biais : le biais de confirmation qui fait que nous allons plus souvent tendance à accepter ce qui confirme ce que nous savons déjà.

Plus insidieux est l’effet Dunning-Kruger qui, pour résumer, dit que lorsque l’on découvre un sujet, on a rapidement l’impression de le maîtriser avant de réaliser qu’il s’agit d’une colossale erreur  et de continuer à s’instruire. En pratique, cela signifie que les personnes les plus compétentes ne sont pas les plus sûres d’elles car elles ont conscience de ce qu’elles ignorent. Ces biais sont d’autant plus  dangereux que l’adhésion aux théories du complot se fait par le ressenti et non la raison : même face à toutes les preuves du monde, on peut continuer à vouloir entretenir la croyance.

La technique du mille feuille argumentatif est aussi très utilisée : si on empile suffisamment d’indices très minces, on obtient un mille feuilles d’arguments, qui par sa taille peut donner l’impression de faire preuve, alors qu’il ne repose que sur des indices, de qualité inégale.

Une fois les personnes attirées dans la théorie du complot, en exploitant les biais cités ci-dessus et bien d’autres encore, il faut encore que la personne continue à croire à la théorie du complot. C’est sans doute la partie la plus facile :  la fierté humaine nous joue des tours. Il n’est pas agréable de se rendre compte que l’on s’est trompé et il est plus simple de dire de celui qui nous montre notre erreur qu’il est dans le complot. Lorsqu’on est dans une théorie du complot, on a l’impression de savoir quelque chose que les autres ne savent pas, d’être un “éveillé”, ce qui donne un sentiment particulièrement flatteur de supériorité. Ainsi, il n’y a aucun intérêt à remettre cette position en cause, surtout si c’est pour se rendre compte que l’on s’est fait flouer. Ainsi, on comprend bien mieux pourquoi une fois la théorie suffisamment répandue, son auteur n’a plus grand chose à faire : ses disciples se chargent de trouver de nouveaux arguments, d’expliquer ses erreurs de prédiction, partageant sur les réseaux sociaux ses preuves les plus folles…

Sortir du déni

Comment peut-on alors se sortir de ces théories du complot et retrouver la voie des faits ? Ce n’est pas simple du tout, voire même quasiment impossible dans certains cas. Les théories exploitent nos faiblesses cognitives et émotionnelles, ce sont des choses qui sont inhérentes à chacun et pour lesquelles personne ne peut savoir comment l’autre est fait. Cela rend compliqué la déconstruction des théories car une méthode et un raisonnement spécifiques sont nécessaires pour chacun des croyants.

Malgré cela, on peut tout de même noter des stratégies efficaces. Tout d’abord il s’agit de viser les primo-arrivants dans une théorie, tout simplement par le fait qu’un primo-arrivant est bien plus susceptible de mettre en doute certaines idéologies car elles sont toutes récentes pour lui, et donc pas encore assez ancrées. De plus, il faut viser les mécanismes sociaux évoqués auparavant. Une piste est une meilleure éducation par rapport à l’existence et aux risques des théories du complot. Par exemple, nous qui écrivons cet article, pourquoi, en dépit  de nos recherches qui nous ont amenées sur les terrains du complotisme, ne sommes-nous pas tombés dans les théories ? La réponse est celle de l’information et de l’esprit critique : sachant que nous croiserions beaucoup d’articles qui pourraient nous faire tomber dans la marmite du complotisme, nous nous sommes préparés et nous sommes informés en premier lieu sur la méthode des complotistes pour attirer des gens. Ainsi, nous pouvons (plus ou moins) reconnaître les tactiques qu’un article utilise lorsqu’il cherche à convertir les lecteurs. C’est là qu’entre en jeu la deuxième partie de la réponse : l’esprit critique. À partir du moment où un article nous a paru suspect, le doute s’est mis en place et nous abordons dès le début cet article comme s’il était faux. Cela évite ainsi de se faire prendre au jeu.

Si l’éducation est un facteur important, ce n’est pas le seul. Il y a également, du côté des réseaux sociaux et des médias, un certain travail journalistique à revoir. Par travail journalistique il faut entendre une vérification systématique des informations pour attester de leur véracité, car les complotistes sautent sur toute information qui peut, même très légèrement, aller dans leur sens. Il faut ainsi éviter au maximum les erreurs dans les médias, et diffuser du contenu factuel plutôt que du contenu émotionnel. Les réseaux sociaux font d’ailleurs depuis quelque temps la chasse aux fake news, comme par exemple avec Tweeter et leur message d’avertissement lors de retweets de publications douteuses.

La prise en compte des biais, comme le questionnement sur la structure de la circulation de l’information sur les réseaux, offrent quelques pistes pour contrer les théories du complot. Le phénomène n’est cependant pas nouveau : l’être humain a toujours besoin de se raccrocher à un point de croyance. Les théories du complot en font partie à l’instar d’une religion ou d’une idéologie, qui nous promettent de tout comprendre et de tout expliquer, en nous assurant de notre supériorité morale sur la masse “plongée dans les ténèbres”.


[1] Daniel J. Clark, “La terre à plat (Behind the curve)”, documentaire Netflix, 2018

[2] Matt Alt, “The flashing warning of Qanon”, The Newyorker, 26 septembre 2020

[3] Jeff Orlowski, “Derrière nos écrans de fumée”, documentaire Netflix, 2020

[4]  Filippo Menczer & Thomas Hills, “Information Overload Helps Fake News Spread, and Social Media Knows It”, Scientific American, décembre 2020