L’amour sous algorithme : comment le numérique influence la relation à l’autre

BORIE Olivier, MISCHLER Baptiste

« Normalement et selon les statistiques, je devrais rencontrer un garçon de mon âge ou à peu près. […] Normalement je devrais le rencontrer là où je travaille, ou mieux, à un dîner organisé par une copine. Donc en gros si on fait un film de ma vie, ben, personne n’ira le voir.1 » Ce spot publicitaire de 2012 pour Meetic donne le ton : nos rencontres amoureuses sont prévisibles, et l’amour digne des films lui se trouve « ailleurs » : à tout hasard, sur le site présenté par la publicité.

Pourtant, tout n’est pas si rose. Les applications de rencontre sont accusées d’avoir tué l’amour ou de l’avoir transformé en marchandise. Comment le “en ligne” transforme-t-il les rencontres traditionnelles ? Mais les technologies sont-elles vraiment en cause ? Imaginez que vous deviez concevoir une application de rencontre, comment pourriez-vous arbitrer entre les biais sociologiques, les impératifs économiques, les choix de design ?

Cocaïne algorithmique et overdose relationnelle

A l’image des autres sites de rencontres, mais aussi des anciennes “annonces matrimoniales”, l’application Tinder a mauvaise presse. On lui reproche régulièrement  de ne donner lieu qu’à des relations courtes, à rebours de l’image romantique de la relation. De fait,  c’est effectivement ce que 70% des personnes ayant fréquenté ces services déclarent y rechercher 2. Est-ce à dire que ces sites auraient mis fin à l’idéal amoureux ? Au contraire, « une vie de couple réussie reste un idéal de vie aujourd’hui » explique la sociologue Marie Bergström. Le succès de ces applications correspond à  l’allongement des études des jeunes, qui entraîne un prolongement d’une phase « d’expérimentation sexuelle »3. Cette dimension se retrouve chez les deux sexes sur les applis : celles-ci ont, ajoute Marie Bergström, l’immense avantage de séparer la sphère romantique et sexuelle de la sphère sociale et elles permettent notamment aux femmes de s’émanciper des pressions sociales qui existent sur les rencontres 4. Pour les mêmes raisons, les applis sont très présentes dans les milieux LGBT.

Les applis présentent cependant des aspects bien plus discutables. Leur activité économique repose, en effet, sur la recherche d’un partenaire. Par conséquent, chaque couple formé correspond à  deux utilisateurs en moins ! Tinder a donc tout intérêt à rendre la rencontre facile, mais surtout peu ou pas fructueuse sur le long terme. Toute l’interface va dans le sens du jeu et  les notifications poussent à revenir sur l’appli. Le désormais célèbre « swipe » est devenu la marque de fabrique de l’application : une dizaine de profils vous sont présentés  successivement, l’utilisateur effectue un petit geste du pouce appelé ‘swipe’ pour indiquer qu’il veut communiquer ou non avec un profil, et ce sur la base de quelques photos de la personne ; ce balayement fait ensuite directement passer au profil suivant.

Ce design fonctionne : chaque jour en moyenne, les utilisateurs ouvrent l’appli 11 fois et y passent 35 minutes 5. La surabondance des profils est le nerf de la guerre de ces services : très attirant pour les utilisateurs car ouvrant un choix énorme, il se retourne contre eux avec ce que le psychologue Barry Schwartz appelle le paradoxe du choix, brillamment formulé par la journaliste Judith Duportail : « Beaucoup de personnes sont accros à ce vertige des possibles, à ce vivier infini de personnes, et à cette idée qu’il puisse toujours exister quelqu’un de mieux […]. Mais à force de ne pas vouloir se fermer de porte, on va finir dans un couloir.6 » Cette rencontre de l’autre très ou trop facilitée fait perdre de l’importance à ladite rencontre. On ne parle plus à un humain, mais à un profil parmi tant d’autres. Quand Judith Duportail demande ses statistiques à Tinder, elle tombe des nues : « Je pensais avoir parlé avec 50 hommes sur Tinder, ils étaient 800 »6.

Qui nous match ?

Comment en arrivons-nous à perdre à ce point le compte des interactions humaines que nous avons sur ces applis ? Quels sont les ressorts numériques et sociologiques qui aboutissent à ce phénomène ? Nous l’avons vu, Tinder et autres communiquent beaucoup sur un système de rencontre plus « juste », où l’on est “matché” selon nos affinités, loin de l’homogamie (rechercher un conjoint de niveau social, d’opinion politique ou de culture proche du sien) des rencontres normales. Mais en réalité, on observe que l’algorithme de Tinder donne une note d’attractivité aux profils (pour matcher « les beaux avec les beaux »), qu’il analyse les messages écrits, nombre de mots, syllabes ou encore la vitesse d’écriture afin de déterminer votre niveau d’intelligence, d’études, de revenus… Le tout dans une parfaite opacité6.

On observe la reproduction des mécanismes de la rencontre traditionnelle autant dans la manière dont l’application est conçue que dans l’usage qu’en font les utilisateurs : on cherche à paraître attirant, et à swiper les profils qui nous paraissent attirants. Sauf que ce que l’on considère comme ‘’attirant’’ est une vision construite par nos interactions sociales qui sont, elles, homogames. Marie Bergström souligne : « les applis ne font pas disparaître les inégalités de genre ; on pourrait plutôt dire qu’elles en bénéficient »4.

L’amour est empreint d’un mythe ancré dans l’imaginaire commun, construit par les belles histoires, les chansons, les films… Un mythe dont nos comportements réels sont souvent très éloignés ! La sociologue souligne bien ces deux points : « Des logiques sociales et économiques ont toujours traversé les rencontres, l’amour n’a jamais été désintéressé et la rencontre fortuite est un mythe. […] A mon sens, les plateformes mettent à nu les rouages de la rencontre, les logiques sociales qui la traversent, mais ne les inventent pas. »4 Si l’amour « véritable » se veut désintéressé, cette dimension est en contradiction totale avec les applis où le but premier est de se vendre auprès des autres utilisateurs. On peut aussi noter que le comportement prudent des femmes sur les applis reconduit les comportements hors applis : les utilisatrices prennent très peu l’initiatives d’écrire aux hommes, swipe right (acceptent un profil présenté) 14% du temps (contre 46% pour les hommes)5, et préfèrent introduire une certaine distance au début des échanges afin de se protéger des hommes mal intentionnés (harcèlement et dick pics sont monnaies courantes). « On est donc loin de la prétendue ‘’banalisation du sexe’’ introduite par les services de rencontres. Cette banalisation est impossible dès lors que la sexualité reste pour les femmes un lieu de violence anticipée, crainte et vécue. » témoigne Marie Bergström3.

Matcher sa mère : trouver demain ce qu’on cherchait hier ?

Imaginez que vous deviez concevoir une application de rencontre : comment se positionner en tant que concepteur, entre les comportements sociaux inconscients, l’injonction de rentabilité, et votre éthique personnelle ? Les applis donnent la possibilité aux concepteurs de corriger certains biais sociologiques existants, mais aussi de les amplifier. On a relevé l’hypocrisie de Tinder qui vante une rencontre non homogame, alors que le cœur de son algorithme va dans l’autre sens. Mais d’autres plateformes proposent des modèles qui diffèrent : sur Bumble par exemple, c’est aux femmes d’envoyer le premier message. Les applis peuvent permettre un terrain d’expérimentation de nouveaux modèles de rencontres. Mais elles sont aussi freinées par leur obligation de rentabilité, ce qui entraîne les dérives précédemment évoquées. Les comportements réels se retrouvent sur les applis sous l’impulsion des utilisateurs. Difficile alors de concevoir une utopie de la rencontre numérique…

Mais au-delà du pouvoir, il faut aussi savoir. Les modèles créés par les concepteurs reflètent leur vision des choses : « Les concepteurs ont volontiers puisé dans les stéréotypes de genre. La sexualité des hommes, envisagée comme une sexualité pour soi et associée à une libido importante, n’aurait rien à voir avec la sexualité des femmes, envisagée comme une sexualité relationnelle, davantage effacée et associée au cadre conjugal. […] Cette façade de propreté montre par ailleurs la difficulté des concepteurs, majoritairement des hommes, à connaître réellement la sexualité des femmes »3.Ce genre de services impactant dans les comportements relationnels, on se retrouve à avoir nos comportements futurs qui s’inspirent de ce que les concepteurs de l’appli faisaient et vivaient. On trouve pour demain ce qu’on cherchait hier !

Les services de rencontre font se poser bien des questions. Leur design pousse à l’addiction au service et à l’overdose relationnelle, la banalisation de la rencontre modifie notre comportement face à un être humain une fois en rencard ou même en relation. Ces services s’appuient sur la vision traditionnelle des genres et de la sexualité et contribuent à la perpétuer. Mais d’un autre côté, certains de ces éléments (l’homogamie, l’inégalité des sexes) sont très présents dans notre société et dans notre subconscient. Le besoin de rentabilité de toute entreprise pousse à devoir composer avec. En tant que concepteurs, nous avons une certaine possibilité d’influer sur la direction des services dans lesquels nous allons travailler. A nous de prendre ce genre de questions en compte dans notre travail.

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1Ludivine D, ‘’Meetic voit plus grand avec MaÏwenn’’, La réclame, 2 janvier 2012, (https://lareclame.fr/meetic+maiwenn)                  

2Marie Bergström, ‘’Sites de rencontres : qui les utilise en France ? Qui y trouve son conjoint ?’’, INED, février 2016, (https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/25008/population.societes.530.site.rencontres.conjoint.fr.pdf)

3Anaïs Moran, ‘’ Marie Bergström : «Sur Tinder, les femmes aussi cherchent des relations pas prise de tête»’’, Libération, 15 mars 2019, (https://www.liberation.fr/debats/2019/03/15/marie-bergstrom-sur-tinder-les-femmes-aussi-cherchent-des-relations-pas-prise-de-tete_1715370)

4Nicolas Clenik, ‘’Marie Bergström : «La rencontre fortuite est un mythe»’’, Libération, 13 février 2020, (https://www.liberation.fr/debats/2020/02/13/la-rencontre-fortuite-est-un-mythe_1778307)

5Craig Smith, ‘’50 tinder Statistics and Facts (2020) By the Numbers’’, expandedramblings.com, 29 juillet 2020, (https://expandedramblings.com/index.php/tinder-statistics/)

6Anna Benjamin, « Je pensais avoir parlé avec 50 hommes sur Tinder, ils étaient 800 », L’express, 22 mars 2019, (https://www.lexpress.fr/actualite/societe/tinder-favorise-les-couples-ou-l-homme-est-dominant_2068122.html)