Le corbac aux baskets : la science de la folie

Romain DE BACKER ; Yacine HAMOUDA

“Un matin, Armand se réveille, se regarde dans la glace et s’aperçoit qu’il est devenu corbeau. Corbeau avec un bec, des plumes, et en plus, il a des baskets aux pieds !” Née de l’imagination de Fred en 1993, l’histoire du corbac aux baskets est une bande-dessinée qui mêle l’humain et l’animal, dans des histoires sans queue ni tête, loufoques et absurdes. L’œuvre nous plonge dans un récit qui emprunte à la logique des rêves, sous la houlette d’un psychanalyste aussi fou que son patient.

Mais l’histoire du Corbac aux baskets possède aussi une dimension politique et satirique, dénonçant le rejet de la différence, la xénophobie, l’oppression des minorités ou encore l’esclavagisme. Les planches de dessin sont marquées par la minutie et le souci des détails de l’auteur. L’œuvre est, de l’avis de beaucoup, le chef-d’œuvre de Fred.

L’histoire du corbac aux baskets relève plus du fantastique que de la science-fiction, car on retrouve des éléments appartenant aux champs de la magie, de l’absurde et de l’inexplicable, plutôt qu’à celui des merveilles techno-scientifiques. Il place cependant un personnage scientifique au centre du récit avec le psychanalyste qui reçoit les récits du Corbac. La science de celui-ci ne peut pas grand-chose face à l’absurdité des situations, sinon les consigner à l’image de l’auteur de la bande dessinée lui-même. Au final, le mystère reste entier et rien ne viendra expliquer les transformations inopinées des personnages en corbeaux et vice-versa. S’il n’y a qu’une science, c’est celle de la folie.

Sur le divan du psychanalyste

L’histoire suit principalement le récit des rêves d’Armand, racontés au psychanalyste. Le graphe montre une forme de polycentrisme avec deux noyaux : Armand Corbackobasket et le psychiatre Monsieur Verle-Corbo. En effet, on remarque bien un récit formé de superpositions et d’imbrications de différentes histoires, elles-mêmes racontées par Armand.

Nous aurions pu nous attendre à un graphe typique des structures de “récits dans le récit”. Mais il est cependant notable que les périphéries se mêlent plutôt qu’elles ne forment des récits distincts et indépendants. Ces histoires ont la structure d’un rêve, un rêve dans lequel s’imbriquent et se mélangent d’autres histoires ayant cette même structure. Parfois, les niveaux de réalités se confondent, le sens logique et les repères se volatilisent. On se demande même si Armand Corbackobasket n’est pas victime d’un délire de persécution, d’un état paranoïaque le poussant à croire qu’il est sans cesse rejeté ou agressé par son environnement. Cette structure du récit éveille peu à peu un effet de délire : les premières histoires étant sans liens les unes avec les autres, elles commencent à s’entremêler lorsque Armand s’enfonce dans le récit. La structure même de l’histoire participe de cet effet de psychose, qui efface les frontières entre les niveaux de réalité.

Délire de persécution

En superposant sur les graphes des attributs secondaires, où l’on définit les différents personnages par leurs liaisons avec le Corbac aux baskets (alliés ou opposants), on retrouve le fait que le corbac subit un racisme permanent et qu’il possède peu d’alliés.

Évoquant son patron, Armand raconte son arrivée en retard au travail et la réaction colérique de celui-ci, qui s’étonne d’abord de son déguisement de corbeau puis se moque de ses baskets. L’histoire continue avec les autres employés qui rejoignent le patron dans ses moqueries envers Armand.

Le second récit possède une structure similaire, le patron étant remplacé par le barman. L’histoire est alors liée à son licenciement économique, qui le conduit à vouloir boire un Guignolet Kirsch au bar. Le barman refuse de le servir, en expliquant qu’il ne sert pas aux corbeaux dans son établissement. Armand essaye de justifier son humanité, mais en vain. Ce racisme est sans fin, puisqu’un mois plus tard, après être redevenu humain, les autres humains étant devenus corbeaux, Armand se fait toujours refouler pour boire un verre à cause de sa différence physique.

Une poignée d’alliés

Les alliés du Corbac sont plus rares, ce qui renforce l’impression que le monde entier se ligue contre lui. Le premier est un authentique corbeau, rencontré au square, qui se montre  émerveillé par la taille d’Armand. Mais le corbeau demande alors à Armand de rester entre corbeaux pour effrayer les pigeons du square. Armand refuse et se retrouve à nouveau exclu : le corbeau fuit Armand en prétendant qu’il ne discute plus avec un renégat.

Armand trouve un autre allié inattendu à l’agence nationale. Dans cette histoire, Armand est au beau milieu d’une file d’attente, le directeur Monsieur Ploum se déplace jusqu’à lui pour lui proposer un poste de majordome, car il le croit finement déguisé en corbeau. Pour cause, le directeur a oublié ses lunettes. Armand s’attire alors les foudres des autres chercheurs d’emploi, par le seul fait de s’être vu proposé un poste de manière privilégiée par le directeur de l’agence.

La baronne chez qui Armand est embauché comme majordome est un personnage important de l’histoire, toujours associé à son fils Léon. Ce dernier est en réalité un adulte déguisé par sa mère en enfant. Il célèbre son anniversaire avec un bal masqué. A nouveau, Armand est victime de discrimination : il se prend une cartouche de fusil tirée par le marquis, le considérant comme nuisible, puis il est même être rejeté par les anges l’accueillant au royaume des cieux, car il porte ses fameuses baskets !

Quand tout est gagné par l’absurde

Les fonctions techniques, scientifiques ou politiques des personnages sont constamment ramenées à leur impuissance face aux évènements. Il est clair que l’absurde est au cœur de l’histoire ! Si chaque personnage croit contrôler son destin, c’est bien plutôt la logique de l’inconscient qui mène le monde.

L’épisode de la guerre de Tchernobyl illustre bien ce triomphe de l’absurde : une baraque à frites, installée au beau milieu du champ de bataille, est assaillie par l’armée dirigée par le général. Les propriétaires de la baraque à frites pensent que ce sont les saucisses de cheval qui attirent les cavaliers et leurs montures à toute allure vers eux. Au contact de ces saucisses, les chevaux deviennent fous car ils sentent l’âme de leurs parents dans les saucisses. Ils renversent la friteuse qui explose. Cette logique d’associations absurdes domine tout le récit et invalide les efforts des personnages pour y mettre de l’ordre.

Dans cette absurdité généralisée, une structure émerge cependant : l’agressivité du monde et la discrimination continue que subit le corbac. La politique représente ainsi le sommet de l’absurdité et de l’illusion : classant et jugeant chaque individu sans raison. Ici par son apparence physique – le corbeau – et ses choix vestimentaires – les baskets. Des trois pôles science-technique-politique, le dernier est probablement celui dont l’image est la plus ternie. Les personnages politiques sont tous représentés de la même façon : ils sont uniformément mauvais.

L’art : connaissance de la folie

Un seul élément semble résister à la logique dissolvante du récit : le pont entre l’art et la science, incarné par le psychanalyste. Sa fonction consiste à traduire les délires de l’inconscient en images. Autrement dit, il devient lui-même auteur de bande dessinée !

Il occupe ainsi à la fois une place d’artiste et de scientifique, car il continue à essayer de soigner le Corbac. En documentant les récits de son patient, on peut penser qu’il participe à alimenter un réservoir de cas cliniques, tel qu’il est courant de le faire en science. Le stylo géant, qu’il traîne dans tous ses déplacements symbolise cette association entre art et science. Si l’absurde gouverne le monde, la seule science encore possible est alors celle du récit, qui consiste à fixer, avec le plus grand détail, les événements.

De plus, cette attitude d’écoute contraste avec l’intolérance à laquelle fait face le Corbac dans ses interactions ordinaires, avec des personnages en situation de pouvoir. Cette science bienveillante, qui documente l’absurde, plutôt que de s’enfermer dans l’illusion du contrôle, constitue le seul pôle uniformément positif de l’œuvre. Mieux, elle se confond avec l’œuvre elle-même.

De ce point de vue, le Corbac mérite d’être rapproché de Paprika, le film d’animation de Satochi Kon, aussi analysé dans ce numéro. Le Corbac serait-il le pendant occidental de l’œuvre japonaise, qui célèbre à sa manière le pouvoir guérisseur de la fiction. Est-ce un hasard si dans les deux cas nous avons affaire à des arts visuels : bande dessinée et cinéma d’animation pour représenter le travail du rêve, la prolifération délirante des images ? Tout se passe à chaque fois comme si l’œuvre d’art était la seule forme de science qui vaille : la seule à même de sauver les personnages de leurs terreurs par la voie de la fiction. Mais le Corbac contraste aussi grandement avec Paprika, par sa noirceur, sa fin sans espoir, qui nous plonge du côté de la littérature de l’absurde et des métamorphoses kafkaïennes.