Les mondes techniques de la Horde du Contrevent

Florent BERNAUD ; Adrien BURGUN

La Horde du Contrevent est un roman de fantasy français, écrit par Alain Damasio et publié en 2004. Ce roman installe un univers extrêmement original dans lequel un vent souffle continuellement d’Est (Extrême-Amont) en Ouest (Extrême-Aval). Pour se protéger du vent, la majorité de la population humaine de ce monde se terre dans des cités, elles-mêmes protégées par des murs ou le relief naturel. Mais d’autres minorités apprivoisent ce vent en navigant sur des machines : frégates, engins volants munis de voiles, d’hélices et de ballons permettant de flotter dans les airs et de remonter le vent si celui-ci se fait clément. La “Horde” fait exception : composée d’une vingtaine de personnes, formées durant leur enfance ou recrutées en chemin en tant que remplaçants, elle se déplace à pied, à “contrevent”, afin d’atteindre l’Extrême-Amont de ce monde et trouver l’origine du vent.

Au-delà de son univers, le roman est formellement hors-normes : il construit un récit choral, à travers les voix de plusieurs personnages, avec un vocabulaire spécialisé inventé pour l’occasion et d’une richesse considérable, mais qui participe à plein de l’impression d’étrangeté de l’univers. En outre, Damasio a fait le choix d’une pagination inversée, décroissante, qui suit ainsi l’avancée à contre-vent de nos héros. Les différentes sociétés rencontrées permettent d’isoler des modèles opposés pour la relation entre science, technique et politique dans le roman.

L’équilibre de la Horde

Nous suivons tout le long du roman le périple de la 34ème Horde, engendrant de nombreuses rencontres. En effet, en plus des relations internes à la Horde, nous avons un panel de relations avec des personnages et groupes externes à celle-ci. De plus, le roman étant très volumineux et riche, il fait intervenir beaucoup de personnages (plus de 120). Le réseau de personnages retranscrit bien cette division Horde/non-Horde et cette quantité d’acteurs, avec au centre la Horde constituée de 23 personnages et en périphérie l’extra-Horde constituée de tous les personnages rencontrés ou mentionnés au cours du récit.

La Horde est composée de 23 personnages ayant presque tous un rôle différent. Chacun de ces rôles est lié à une technique ou à un savoir-faire particulier. Ces dernières pouvant servir au “contre” (fait de marcher à contrevent) avec les techniques de trace, de reconnaissance, celle du pilier et celle des ailiers ; à la survie avec les techniques de chasse et de braconnage, de cueillette, de sourcier, de faiseur de feu, de combat et de soin ; aux sciences avec l’aéromaîtrise, la géomaîtrise et la botanique ; et, enfin, aux arts avec l’éloquence, l’écriture et l’artisanat (métal, bois).

La Horde est donc une petite société autonome et forme un ensemble majoritairement technique. Cependant, le réseau fait apparaître que la plupart des personnages techniques sont à la périphérie de l’histoire. Au cœur du récit, on repère un noyau de personnages ayant des attributs scientifiques et politiques. Ce noyau est constitué de 5 personnages, avec 2 personnages politiques, 2 personnages scientifiques, et un dernier qui est particulier car il possède les trois attributs à la fois.

Les personnages politiques sont Pietro et Golgoth et représentent chacun une facette différente de la politique. Pietro, en tant que prince, maîtrise la géopolitique et les codes de la politique et de la noblesse. Il mène une politique diplomatique que ce soit au sein de la Horde ou avec les autres instances, il essaye ainsi d’éviter les conflits. Cependant son pouvoir ne fait pas de lui le chef de la Horde, il a plus un rôle de médiation. Au contraire, Golgoth est très impulsif et autoritaire, il s’exprime peu mais chacune de ses interventions est importante. Son caractère et sa motivation forcent le respect. Cependant au niveau de la Horde, bien que son rôle de traceur (choisir le trajet de contre en ressentant le vent) fasse de lui une sorte de chef et qu’il organise le contre et les moments de repos (nuits), il n’a pas autorité. Dans la Horde règne une sorte de démocratie délibérative tacite, basée sur la confiance qu’ont les membres entre eux et la nécessité des savoir-faire de chacun. Vis-à-vis du monde extérieur, Golgoth tire sa renommée et son autorité de sa généalogie, mais il laisse Pietro gérer la plupart des échanges, en intervenant parfois de manière plus ou moins pertinente.

Oroshi et Sov sont scientifiques et représentent cet attribut au sein du noyau. Leur savoir porte sur le vent et toutes ses dynamiques (formes, vitesses, comportements, volontés) qu’ils sont capables de ressentir. Cependant Oroshi (aéromaîtresse) a un statut de maître vis-à-vis de Sov (scribe) qui, au cours du récit, acquiert une partie des connaissances d’Oroshi. L’intrigue étant basée sur le vent, cette science est extrêmement importante au sein de la Horde, ce qui relègue au second rang la géologie de Talweg et la botanique de Steppe. Elle est également très respectée, bien qu’ incomprise par la plupart de la population et des membres de la Horde. Elle donne ainsi un pouvoir à ses maîtres car comme ils comprennent le vent leur avis est capital quand une décision doit être prise. On peut donc voir ici l’aspect politique de cette science bien qu’il apparaisse presque uniquement dans la Horde. L’anémologie n’est pas seulement théorique, elle se base aussi sur des techniques de ressenti du vent et sur l’utilisation d’appareils de mesure (hélices…).

Le dernier personnage principal est Caracole. Il s’agit du personnage le plus mystérieux du roman. En effet, derrière ses airs de poète éloquent, il cache beaucoup de secrets. Parmi ces derniers, il y a notamment son passé qu’on connaît peu au début et qui est la raison de sa singularité. En effet, avant de rejoindre la Horde en cours de route, il a vécu ailleurs et ses relations pré-Horde ont eu un impact sur les adversaires que la Horde rencontre. Ensuite, de par son expérience et son attrait pour les sciences du vent, il théorise et discute la profondeur du vent et de ses formes avec des aéromaîtres et des aerudits, ce qui montre sa grande maîtrise du sujet et renforce son attribut politique au sein de la Horde comme vu précédemment. La révélation de son lien au vent est un des principaux nœuds de l’intrigue.

Enfin, en tant que troubadour, il maîtrise à la perfection le lexique, la syntaxe, la sémantique, tous types de jeux avec les mots; il chante, dit des poèmes, philosophe et parle avec éloquence ; ce qui fait de lui un grand technicien du langage. Caracole représente ainsi un personnage complet qui combine les capacités scientifiques, techniques et politiques et les parachève sous la forme de l’art.

 

En observant la Horde dans son ensemble et en son cœur, on constate qu’aucun des trois attributs ne domine. La Horde est un équilibre : les différentes dimensions s’appuient les unes sur les autres. Cet équilibre s’illustre par les relations fraternelles qu’ont les Hordiers, qui marchent et contrent ensemble depuis leur adolescence et ont pour la plupart 40 ans au moment du récit. Il est aussi la raison pour laquelle Caracole a pu s’y intégrer : avec son attribut tripartite, il n’a pas pu déséquilibrer le système Horde. Il en va de même pour les « crocs » (membres transportant le gros des affaires et du matériel), qui sont les membres les plus facilement remplaçables. Ils rejoignent la Horde et ne font qu’ajouter de la technique dans un tout déjà majoritairement technique, qui est déjà saturé au niveau de la science ou de la politique.

La Horde face au monde extérieur

Au cours de sa quête, la Horde rencontre, par son passage dans diverses cités et territoires, beaucoup de personnages et de populations différentes, avec lesquels elle développe des relations. Et au vu de la richesse du roman, on constate l’existence d’une grande diversité dans la représentation des rapports entre sciences, techniques et politique. Trois autres groupes principaux nous permettent d’illustrer le propos du roman.

Dans un premier temps, la Horde rencontre l’Escadre frêle (en bas à droite du graphe), une flotte de vaisseaux volants, habitée par des fréoles, un peuple de nomades se déplaçant à l’aide du vent sur divers engins. Du point de vue de la politique, il s’agit d’une amirauté. Le contre-amiral Sharav concentre tous les pouvoirs. On voit là une première différence avec le fonctionnement démocratique de la Horde. Pour ce qui est de la science du vent, les fréoles ne la connaissent que superficiellement et se concentrent uniquement sur les phénomènes purement physiques (direction, sens, force…). La science est au service de la technique qui l’exploite pour faire fonctionner les appareils (hélices) et véhicules volants et/ou à voiles toujours plus performants. Cette vision est à l’opposée de celle de la Horde : elle repose sur une autre approche du contre, qui place la puissance technique devant la connaissance sensible du vent.

Dans un deuxième temps, La Horde arrive dans une ville appelée Alticcio. La cité est séparée en deux classes : les nobles (l’Exarque, les Tourangeaux) habitant dans de grandes tours célestes et les racleurs vivant à leurs pieds et sous terre dans la précarité. La Horde développe deux relations, surtout politiques, totalement différentes avec ces groupes. En effet, l‘Exarque est clairement opposé à la Horde et veut stopper sa progression, tandis que les racleurs lui viennent en aide par admiration et par confiance, mais aussi pour montrer leur opposition au système de la cité. Dans la cité, on retrouve le même rapport à la science que dans la Horde : seuls les quelques initiés (aéromaîtres) s’y confrontent, mais ils n’ont pas d’autres rôles politiques que celui d’être noble. Au niveau de la technique, on retrouve surtout l’artisanat chez les racleurs, et les arts de la parole chez les Tourangeaux, avec les stylites maniant les mots. Ces techniques sont propres à la vie en cité, mais on retrouve aussi des techniques liées à la confection d’aéro-appareils ; elles s’appliquent également à plus grande échelle si on les compare à celle de la Horde.

Enfin, les Hordiers retrouvent, pour certains, leurs parents qui les attendaient au Camp Boban. Ces derniers étant pour la plupart d’anciens hordiers, leur rapport aux dimensions scientifiques, techniques et politiques est presque identique à la Horde, les changements étant dû à leur sédentarisation. L’organisation politique du camp n’est pas clairement définie mais on suppose qu’il s’agit toujours d’une sorte de démocratie, avec des membres éminents comme Arrigo, Matzukaze, Ertov et le 8ème Golgoth. Les parents ont cependant un petit ascendant sur la Horde par leur expérience et leur statut parental. En ce qui concerne la science du vent, Matzukaze et Oroshi (mère/fille) partagent la même compréhension, mais la mère en sait plus sur certains points lors de leur rencontre, étant allée plus loin en Amont avec sa Horde (33ème). On retrouve la même technique au camp, mais elle s’est sédentarisée. Par exemple, là-bas, la botanique prend plus d’importance et se prête à l’agriculture jusqu’alors impossible puisque la Horde se déplace continuellement.

La Horde représente manifestement pour Damasio une forme de société-modèle, marquée par la fraternité et l’interdépendance entre ses membres. La politique se ramène à des savoir-faire – guider, négocier – et ne s’installe pas en une forme de pouvoir pérenne sur les techniciens. La science ne se réduit pas à la technique, mais elle possède une dimension sensible et quasi-mystique. Chacun trouve sa place dans une logique d’entraide mutuelle.