Paprika : une SF de rêve

Arthur FAUVERNIER ; Basile CADY ; Goulven MOAL

Paprika est un long métrage d’animation japonais sorti en 2006 et réalisé par le grand maître du genre, Satoshi Kon. C’est une adaptation du roman Paprika de Yasutaka Tsutsui. Le livre aborde des sujets variés tels que notre relation aux rêves, le tout avec des passages fortement marqués par un esthétique érotique. Satoshi Kon a voulu que son adaptation soit grand public et a donc rendu certaines scènes moins explicites, mais l’on peut toujours retrouver dans son œuvre des passages inspirés de la vision de l’écrivain.

Le film décrit l’impact d’une invention scientifique qui permet de rentrer en contact avec les rêves des gens, il en montre les implications, positives et négatives sur les personnes et la société en général. En effet, cette technologie a été détournée de son but principal et impacte directement la réalité, si bien que la frontière entre le rêve et le réel se brouille. C’est cette impression de flou entre les niveaux de réalité qui rend Paprika, à la fois compliqué, mais aussi intéressant à analyser. Il est vrai qu’il peut être difficile de cerner chacun des aspects des personnages puisque ces derniers ont soit plusieurs personnalités, entre le rêve et la réalité, soit des rôles fluctuants au cours de récit. Paprika plonge le spectateur dans un tourbillon hypnotique, dans lequel rien n’est jamais acquis et tout peut se défaire à la scène suivante, dans une logique de prolifération et d’associations libres qui ressemble à celle du rêve.

Plongée dans le délire visuel

La dimension la plus marquante du film, au premier visionnage, est la direction artistique. Même pour des amateurs de films d’animation japonaise (connue pour avoir un style graphique original), Paprika offre une expérience unique. Le spectateur se retrouve presque coupable de suivre le film non pas pour l’intrigue, mais pour voir de quelle manière le réalisateur va lui en mettre plein les yeux avec les images. Le discours visuel déborde le récit. Mais c’est aussi précisément de cette puissance de l’imagination dont traite l’histoire.

Le film joue très bien avec cela. Le début du film est ancré dans le réel, avec action qui mobilise les codes de la science-fiction : le récit se déroule dans un laboratoire (lieu de savoir et de raison), autour d’un  élément technique concret, le DC mini. Mais cette amorce d’intrigue policière et scientifique laisse vite place à un monde irréel : le monde des rêves dans lesquels les personnages interviennent. Pour le spectateur, la dimension scientifique et technique qui se retrouve dans le début du film, sert ainsi de prétexte pour un délire visuel assumé.

Mais le spectateur est accompagné dans cette bascule de la raison vers le pur plaisir visuel par les personnages eux-mêmes.. Si l’on prend le personnage de Paprika, qui tient le rôle principal dans les rêves, elle semble s’amuser des rêves comme elle s’amuserait d’un film ou d’un jeu. La science et la technique s’effacent derrière une fonction de divertissement. Même dans des situations compliquées, elle semble sereine et au-dessus de tout, comme si elle ne risquait rien. Spectateurs et personnages délaissent ainsi le cadre d’une science-fiction objective pour s’immerger  dans un monde fantasmagorique. Ils se laissent emporter par des flots de fulgurance artistique dantesque.

Le DC-Mini : science et technique au service des rêves

 

Un prisme important de l’étude des représentations de la science, de la technique et de la politique dans le film passe par le rapport des personnages au DC-Mini, l’invention qui ouvre la clé des rêves.

Tokita, son créateur, est le génie scientifique incontesté. La technique nous est montrée comme outil pour arriver à ses fins. Il s’agit cependant d’un cas un peu particulier à analyser, car malgré son statut de grand scientifique, le film nous montre aussi Tokita en ingénieur accompli. Si par un côté la technique pourrait se réduire à une science appliquée, Tokita est aussi montré en collectionneur et fabricants de robots, jouant avec la technique pour elle-même.

Nous avons le cas d’Atsuko/Paprika. Elle utilise l’objet technique (le DC-Mini) dans le but de mettre en pratique son savoir-faire en tant que psychologue des rêves. On ne s’intéresse plus ici à la dimension de la découverte scientifique, mais seulement à l’application des nouvelles technologies. Elle est montrée comme la parfaite technicienne, utilisant la découverte scientifique à des fins pratiques, en opposition à Tokita qui crée car il en a la possibilité, mais sans prendre le temps de considérer les applications possibles de ses inventions.

Mais que se passe-t-il quand on rajoute la Politique au schéma précédent Science/Technique ? Le rôle de la politique est porté par le Président du laboratoire. Au début, il représente la vision réaliste, objective sur la science. En effet, il a conscience de l’impact qu’une telle technologie (voir et interagir avec les rêves des gens) peut avoir aussi bien pour l’utilisateur que pour la personne sur laquelle on l’utilise. Il met, contrairement à Tokita, une frontière entre le faisable et l’acceptable. Cependant, petit à petit le président, personnage paraplégique, qui rêve de pouvoir remarcher, voit dans le DC mini un échappatoire à sa condition. Il s’enferme au cours du film dans ses rêves, jusqu’à souhaiter, à la fin, faire du rêve sa réalité et l’imposer à tout le monde. Le président bascule ainsi dans une addiction à la technologie aux dépens du monde réel qui l’entoure. Il impose sa vision sur cette technologie des rêves à tout le monde, comme le font aujourd’hui dans le monde les GAFAM et grands acteurs scientifiques sur des sujets tout aussi délicat que manipuler les rêves.

Les pouvoirs de la fiction

L’analyse des réseaux de personnages permet de faire apparaître des structures récurrentes derrière le flot des images. Le rêve aurait-il une logique cachée ?

Si les personnages ont presque tous la même personnalité dans leurs rêves que dans la réalité, l’exception est le personnage principal Atsuko/Paprika. La scientifique Atsuko, introvertie et réservée dans la réalité, devient joviale et libre en s’incarnant en la  Paprika de ses rêves. Elle parvient, ainsi que le directeur du laboratoire, à maîtriser son environnement et le cours de ses rêves avec son imagination, par exemple en rentrant dans une affiche publicitaire pour avoir une monture ou en flottant sur un nuage pour se déplacer, tandis que les autres personnages ne contrôlent pas leurs rêves.

A l’inverse, l’inspecteur Konakawa, autre personnage à agir dans les rêves, ne possède pas la même maîtrise : il les subit même, se faisant emprisonner dans une cage au cirque ou étrangler dans un train. De même, Tokita ne contrôle pas ce qu’il fait en rêvant et cela explique qu’il s’en prenne à l’héroïne. Pour eux, le rêve vire au cauchemar.

En revanche, le directeur, principal antagoniste du film, partage avec Atsuko/Paprika le contrôle de l’environnement du rêve. Il est même tellement lucide qu’il va jusqu’à mélanger réalité et fiction et menacer la réalité elle-même. De même, Atsuko rêve lucidement et c’est sûrement pour cette raison qu’elle parvient à avoir un alter ego dans les mondes de la fiction, internet ou rêves.

Les graphes mettent en évidence la symétrie en ces deux personnages : “ombre et lumière, rêve et réalité, vie et mort, homme et femme” comme le dit si bien Paprika. L’un comme l’autre sait produire son propre monde d’images, dans une fonction qui rappelle celle du réalisateur lui-même. Mais si Atsuko utilise l’image pour élargir le réel, s’ouvrir d’autres possibilités, dans une fonction de guérison psychique, le directeur tombe dans la psychose, en achevant la confusion entre niveaux de réalité, pour produire au final des images d’apocalypse. 

Les réseaux de personnages mettent en lumière une autre opposition entre Atsuko et Konakawa. L’inspecteur repense à son ami mort inconsciemment en dormant et en fait des cauchemars. La réalité le rattrape et il n’arrive plus à rêver pour s’évader. Il ne veut pas non plus s’évader en regardant des œuvres de fiction au cinéma parce qu’il n’a pas fini de réaliser son film de jeunesse. Il ne sait pas utiliser les pouvoirs guérisseurs de la fiction pour dépasser son trauma. Il guérit cependant grâce à Paprika qui l’aide et lui fait découvrir une autre vision du cinéma. On le voit ainsi à la fin de l’histoire de l’histoire aller de son plein gré au cinéma voir un film intitulé “Les enfants qui rêvent”.

Atsuko maîtrise les pouvoirs de la fiction : elle s’est inventée une autre personnalité, des autres vêtements et est beaucoup plus joyeuse que dans la réalité. Au début de l’intrigue, Atsuko est incapable de comprendre ou d’exprimer ses sentiments pour le professeur Tokita. Mais, apprenant à se nourrir de la fiction, elle progresse dans la compréhension d’elle-même. Tout n’est qu’une question d’équilibre entre les difficultés de la vie réelle et l’évasion que nous procure le monde de la fiction !

Ce film ne défend aucun idéal si ce n’est celui du divertissement cinématographique, il n’y a donc aucune morale. L’impact non désiré de la technologie développée par Tokita est peut-être ce qui se rapprocherait le plus d’une réflexion réflexion éthique : Tokita pourrait s’apparenter à un savant fou, qui développe de nouvelles technologies sans penser à leurs possibles détournements à des fins malveillantes, comme ce fut le cas au 20ème siècle, quand les travaux de passionnés de l’espace ont servis à fabriquer les premiers missiles. Mais Paprika prend le contre-pied de cette lecture morale : non seulement Atsuko encourage Tokita à poursuivre ses expérimentations, mais c’est le directeur, qui se révélera l’opposant principal, alors qu’il prononce le premier discours de limitation éthique !

 Même s’il ne défend pas ouvertement une opinion, Paprika met en valeur la résurgence des traumatismes inconscients dans les rêves des victimes. On peut facilement faire un parallèle avec le Corbac aux Baskets, qui pourrait être le pendant occidental de Paprika, en liant l’action dans les rêves et le travail de la psychanalyse. Mais le parallèle le plus évident avec une autre œuvre nous vient du cinéma avec Inception. Christopher Nolan, réalisateur du film, reconnaît que c’est grâce à Paprika qu’il a eu l’idée de faire son film sur les voyages dans les rêves. Le message des deux long métrages est quasi-identique : la technologie nous permet de voyager dans les rêves des autres, à condition d’éviter de nous perdre dans nos propres fictions.