Les deep fakes vont-ils réinventer le cinéma ?

AUTEURS : Samuel Bernard, Gauvain Clauss

Récemment, vous avez certainement vu des personnages politiques comme Donald Trump ou encore Barack Obama prononcer des phrases surréalistes. Au premier coup d’œil, on se demande dans quel cadre Donald Trump peut annoncer avoir vaincu le SIDA à lui tout seul ou encore pourquoi Barack Obama insulterait ouvertement le même Donald Trump. Après réflexion, et si l’on connaît un peu la technologie, on se rend compte de la supercherie : ces vidéo virales n’étaient que des faux, des deep fakes.

Généralement associée à la détérioration du débat public et à la montée des fake news, cette technologie intrigue et entraîne de nouveaux commentaires sur l’impossibilité supposée de distinguer désormais le vrai du faux. Cependant, les deep fakes ne peuvent se résumer à leur usage dans le domaine de la désinformation. Plus profondément, les deep fakes n’auraient-ils pas le potentiel de révolutionner de fond en comble l’image vidéo ? Dès lors que celle-ci devient intégralement manipulable, achevant la confusion entre prise de vue réelle et génération numérique à la volée, on pourrait envisager des utilisations novatrices, et pas forcément néfastes, dans de nombreux domaines, à commencer par le cinéma.

Ainsi, vous pourriez peut-être demain être le personnage principal de votre film préféré ! On ne parle pas de devenir acteur, mais bien de prendre sa place et de voir votre visage sur grand écran. Aujourd’hui complètement utopique, cette possibilité de se voir jouer dans les films, aux côtés de grands noms du cinéma, pourrait devenir réelle d’ici quelques années, parmi tout un éventail de nouveaux usages. Face à une telle révolution cinématographique, il faut aussi se demander quelles sont les potentielles dérives et limites de ce procédé ? Est-il possible d’anticiper de quelle manière les deep fakes vont impacter notre rapport au septième art ?

Un procédé lié à l'intelligence artificielle

Dérivé de l’intelligence artificielle, le deep fake puise sa force de frappe dans une méthode simple: l’utilisation du deep learning, un procédé qui consiste à imiter l’apprentissage qu’effectue le cerveau humain en utilisant des réseaux de neurones. Concrètement, il s’agit d’envoyer des dizaines, préférablement des centaines de photos d’une même personne sous différents angles et articulant sa bouche de différentes manières. Après une somme considérable de calculs effectués par un ordinateur, on est donc capable de créer un «masque» que l’on peut superposer sur le visage de quelqu’un d’autre. Il suffit donc de parler devant la caméra et ensuite d’appliquer ce «masque» pour changer les identités.

Cette méthode ne nécessite pas de compétences particulières. En réalité, il suffit d’un large éventail de photos. C’est pourquoi il existe de nombreux sites ou applications proposant de créer des deep fakes: il est possible pour n’importe qui de créer une fausse vidéo. De plus, l’utilisation du deep fake ne se résume pas simplement aux images, mais peut aller au-delà, notamment en imitant, sur le même principe technique, la voix d’une personne.

Cependant, la technologie du deep fake connaît tout de même, à l’heure actuelle, certaines limites. Ainsi, l’utilisation d’un «masque» automatisé est souvent perceptible et s’apparente parfois même à du bricolage. Pour un rendu réaliste, il faudra donc repasser derrière, en utilisant notamment des effets spéciaux. Ce qui demande un travail considérable «à la main».

De même, il faudra de très nombreuses photos pour réaliser un deep fake convaincant. Il est à l’heure actuelle compliqué de réaliser une fausse vidéo «réaliste» simplement à l’aide de quelques expressions de visages, ce qui limite donc son utilisation à des personnalités connues, pour lesquelles on dispose des informations nécessaires.

Cinéma, internet et deep fake : une association envisageable

Bien que l’utilisation de cette technologie se limite pour l’instant principalement à internet, son développement pourrait étendre son influence jusqu’à une utilisation démocratisée dans le cinéma. A l’heure actuelle, les internautes s’amusent et abusent de ce procédé: incrustation du visage de Nicolas Cage dans de nombreux films, distorsions de propos d’hommes politiques. Cependant, certaines applications pourraient intéresser les représentants du 7e art et à l’avenir se diffuser dans le monde du cinéma.

Une première application concerne le doublage. Des entreprises développent des technologies permettant l’adaptation du mouvement des lèvres en fonction de la langue parlée. Flawless AI, compagnie londonienne fondée par l’ancien réalisateur Scott Man, propose un logiciel TrueSync à cette fin. L’application analyse la performance d’un acteur, puis modifie les images originales des mouvements du visage et de la bouche pour s’adapter à toute vocalisation. Ainsi, en regardant Forrest Gump, vous aurez la réelle impression que Tom Hanks parle français. Scott Man formule ainsi la promesse de la technologie: «nous allons pouvoir apprécier les contenus produits à l’étranger comme nous n’avons jamais pu le faire auparavant1». Le logiciel a même été recensé dans The 100 Best Inventions of2021 par le magazine new yorkais Time. Les distributeurs seraient les premiers intéressés par cette technologie, avec la possibilité de fournir une expérience du grand écran encore plus immersive dans le monde entier.

La technologie deep fake peut aussi produire des rendus encore plus réalistes des scènes tournées en motion capture. Le vidéaste Shamook, spécialiste de la retouche vidéo a réalisé en2020 un deep fake de Luke Skywalker de la série Disney Star Wars The Mandalorian plus réaliste que les effets spéciaux employés par la société d’effets spéciaux «Industrial Light and Magic» de LucasFilm en améliorant l’apparence du faux Mark Hamill grâce à l’utilisation de 500 images issues de la première trilogie Star Wars. Le vidéaste a été à la suite de son deep fake embauché par ILM qui dans un communiqué précisait également: «Au cours des dernières années ILM a investi à la fois dans l’apprentissage automatique et l’IA, afin de produire des effets visuels convaincants.»2

Une révolution pour l'industrie cinématographique

Au-delà d’une simple retouche de lèvres ou du rajeunissement d’un acteur, qui sont aujourd’hui des éléments qui soulèvent certaines questions, la technologie du deep fake apporte avec elle d’autres futures potentielles dérives.

En effet, le procédé est voué à s’améliorer avec le temps et les centaines de photos qu’il est nécessaire d’utiliser aujourd’hui pour créer un deep fake ne seront peut-être qu’une dizaine, voire encore moins à l’avenir. La facilité d’accès à cette technologie se verra alors certainement multipliée. En outre, les deep fakes peuvent permettre de modifier de façon beaucoup plus poussée le contenu des films. On pourrait imaginer des cinéphiles souhaitant réécrire l’histoire ou bien encore, comme nous l’évoquions, substituer le visage des acteurs principaux par d’autres visages, plus appréciés, ou bien carrément le leur grâce au deep fakes. C’est tout le rapport à l’image vidéo qui sera transformé, dès lors que celle-ci devient aisément manipulable, à la volée, à la manière d’un jeu vidéo.

L’évolution du deep fake nous amène à nous poser des questions importantes: peut-on modifier tout un film en changeant simplement un visage et ainsi effacer la prouesse du véritable acteur? Peut-on ramener des acteurs à la vie, en reproduisant leur visage et même leur voix? C’est déjà le pari que s’est lancé Anton Ernst. En effet, ce réalisateur a commencé la production du film Finding Jack en2020, dans lequel il a souhaité avoir pour acteur principal James Dean, un comédien américain décédé à l’âge de 24 ans en1955. Pour cela, il utilise la technologie du deep fake combinée à des effets spéciaux, ramenant ainsi sur le devant de la scène l’ancienne star. Tandis que Lee Raskin, fan et auteur de la biographie de James Dean, s’est déclaré heureux d’apprendre une telle nouvelle, car, d’après lui, ce film permettra à tous d’observer le «génie artistique»3 de l’acteur, on peut se questionner sur l’éthique d’une telle pratique pour laquelle n’a évidemment jamais eu à donner le moindre consentement.

Est-il envisageable que la notoriété et le visage de nos acteurs préférés soient toujours utilisés après leur mort? Doit-on réguler ce genre de pratique? L’utilisation du deep fake sonnera-t-il le glas pour de nouvelles générations d’acteurs, au profit d’anciennes, qui resteront toujours sur le devant de la scène bien après leurs décès? L’utilisation de cette technologie nécessiterait également une extension du droit à l’image au droit d’utilisation du visage: peut-on faire associer n’importe quelle parole au visage de n’importe qui?

Les limites de cette technologie

Tous les scénarios précédents font le pari de l’efficacité du deep fake. Pourtant, on pourrait se demander si son utilisation ne pourrait pas devenir aisément repérable, à la longue, pour un public averti. N’est-ce pas ce qui s’est toujours passé dans l’histoire des effets spéciaux, où les anciens trucages nous font aujourd’hui sourire? Les deep fakes ne pourraient-ils produire l’effet inverse de celui escompté: d’un film encore plus immersif avec son visage à un film truffé de détails dérangeants venant briser notre contemplation? En effet, il semble que l’homme possède une capacité remarquable à discerner aisément un réel visage humain en mouvement d’un faux, tant la lecture des visages est une compétence cruciale pour notre espèce sociale.

De plus, nombreux sont les détails pouvant trahir la présence d’un deep fake, comme les mouvements et expressions du visage, mais aussi les mouvements des yeux. De même, remplacer le visage de l’acteur par un autre ou le sien est une tâche d’autant plus compliquée pour le deep fake si ces visages de substitution sont connus par le spectateur: le moindre détail peut trahir la supercherie. Pour autant, la distinction pourrait s’avérer plus difficile lorsqu’il s’agit seulement d’images fixes. Des applications actuelles se basant sur des technologies liées à l’IA telles que This Person Doesn’t Exist permettent la création de visages inexistants, et le résultat est très convaincant: chaque visage paraît réel4.

Le monde du cinéma fait déjà appel à des technologies d’effets spéciaux comme le motion capture ou l’utilisation de larges fonds verts permettant de tromper le spectateur. Cependant, la première technologie est souvent destinée à la création de personnages non-humains au physique atypique, tels Gollum dans Le Seigneur des anneaux ou les Na’vis dans Avatar. Pour la seconde, les éléments travaillés font souvent partie du décor assez lointain pour le spectateur. Ainsi l’originalité et la distance rendent l’illusion plus facilement convaincante comparée au deep fake utilisé sur un visage humain, au premier plan et pour lequel le moindre défaut peut trahir la technique.

Enfin, reste à déterminer la demande liée à l’utilisation de cette technologie dans le cinéma. Les spectateurs souhaiteront-ils encore voir dans 50 ans des films avec Robert De Niro, Natalie Portman ou Leonardo Di Caprio ? Certaines technologies convaincantes comme l’adaptation du mouvement des lèvres, dont l’imprécision ne serait pas si dérangeante par rapport à l’existant, risquent fort d’arriver dans nos salles. D’autres comme la possibilité de remplacer le visage d’un acteur par le sien risquent de cibler un public de niche et de produire le même effet de mode passagère que l’intégration des séances en 3D si la technologie garde les mêmes défauts. Le deep fake s’inscrit néanmoins à plein dans un arsenal de techniques contemporaines qui transforme inéluctablement l’image de cinéma, qui devient de plus en plus plastique et modulaire en mélangeant prise de vues réelles et animation numérique.


  1. Will Jess, « A Fix for Film Dubbing, Flawless AI TrueSync », TIME, 10 nov. 2021 (https://time.com/collection/best-inventions-2021/6112554/flawless-ai-truesync/)
  2. Confrere Emma, « Son « deep fake » de Star Wars épate les patrons de Lucasfilm, ils embauchent son auteur », Le Figaro, 29 juil. 2021 (https://www.lefigaro.fr/cinema/son-deep-fake-de-star-wars-epate-les-patrons-de-lucasfilm-ils-embauchent-son-auteur-20210729)
  3. Dimitropoulos Stav, « A new film with a dead star? Thanks to CGI and deepfake technology, it’s possible », Expmag, 28 oct. 2020 (https://expmag.com/2020/10/a-new-film-with-a-dead-star-thanks-to-cgi-and-deepfake-technology-its-possible/)
  4. https://thispersondoesnotexist.com/