Lucy : naissance d'une divinité

AUTEURS : Inès Hannachi, Ruth Hutapea, Mustapha Tagmat

A quoi peut ressembler le savoir absolu? Et comment pourrait-on le dépeindre… dans un film d’action? C’est le défi que se lance Luc Besson avec son film Lucy. Avec succès si on en croit les records que le film a enregistré: près de 5 millions de spectateurs en France, 126 millions de recettes aux Etats-Unis, ce qui le classe encore aujourd’hui comme le premier film français au box-office mondial!1

Lucy appartient au genre Biopunk, un néologisme né de la contraction entre biotechnologie et cyberpunk. Partant du postulat que l’être humain n’utilise que 10% des capacités de son cerveau, le film décrit ce qui arrive à une jeune étudiante de 25 ans, Lucy Miller vivant à Taipei. Prise dans un guet-apens par la mafia coréenne, elle est contrainte de faire la mule pour des trafiquants de drogue qui insèrent un paquet de poudre bleue dans son bas-ventre, le CPH4, produit de synthèse expérimentale. La drogue lui permet de décupler ses capacités cérébrales et de devenir une sorte de super-héroïne, à la personnalité effroyable autant que fascinante. Les effets de cette expérience scientifique sauvage sur le vivant, qui tourne mal, sont immédiats et lui permettent d’accéder à une nouvelle forme de conscience universelle. Le film s’achève par une sorte de célébration mystique au-delà de toute science.

Le scientifique et la déesse

Sur le graphe, la première propriété remarquable tient à la présence d’une figure scientifique dans la partie centrale du réseau, qui correspond à l’héroïne Lucy. C’est pour le moins étrange dans un film d’action! D’autant plus qu’autour de Lucy nous retrouvons les personnages techniques de la course-poursuite entre trafiquants de drogue et policiers, qui donne lieu aux scènes d’action du film.

La qualification de Lucy comme scientifique est cependant originale: elle ne provient pas d’une connaissance ou d’une érudition scientifique hors-normes, mais du fait qu’elle est elle-même le résultat et donc le sujet d’une expérience sauvage. In fine, on pourrait se demander si la qualification en science ne devrait pas laisser place à la religion, tant le savoir absolu semble dépasser les capacités des autres scientifiques. Lorsque Lucy atteint 99% de sa capacité cérébrale, elle peut voyager où bon lui semble dans le temps et l’espace et peut donc apprendre l’ensemble des connaissances humaines en un instant.

Le film d’action s’essaye alors à la mystique. Mimant la célèbre scène du doigt de Dieu donnant vie à Adam chez Michel-Ange, Lucy livre l’ensemble de son savoir au professeur Norman, via une clef USB.

Par différence avec Lucy, ce dernier représente le scientifique professionnel. Le Professeur Norman est dépeint de manière extrêmement positive, comme quelqu’un de calme, objectif, observateur. C’est un expert en neurosciences et il a pour rôle d’aborder la question de l’évolution des espèces vivantes et de l’exploration des potentialités du cerveau humain. Il livre au cours du film un exposé didactique explicitant le déroulement de chacune des étapes que va parcourir Lucy: par exemple, à 40%, elle obtient la capacité de contrôler ses semblables. Lucy représente pour lui la partie pratique de ses recherches. Mais face à tant de savoir, il se retrouve vite dépassé par la superscience, le savoir absolu et mystique détenu par Lucy, qui à 100% devient omnisciente et omniprésente, telle une divinité.

Par-delà bien et mal

L’Homme augmenté doit être capable de devenir plus conscient, plus moral, plus empathique, de façon à cultiver un comportement plus altruiste en société. Cependant, Lucy n’entre pas dans ce cadre-là. En effet, au fur et à mesure que ses capacités augmentent – télékinésie, changements d’apparences physiques, voyage dans le temps et l’espace – elle détient un savoir universel et sa sensibilité, son affection, ses émotions se dégradent en la privant progressivement de toute humanité. Elle apparaît comme une machine froide et sans vie ne ressentant ni peur ni douleur.

Ainsi, tout au long du film, notre héroïne tue des innocents de sang-froid, sans raison apparente. L’une des scènes les plus marquantes est celle durant laquelle Lucy décide de tuer un homme sur une table d’opération, dans un hôpital sous prétexte qu’elle est capable de donner un diagnostic qui montre qu’il ne survivra pas. Il est difficile pour le spectateur de s’attacher à Lucy: nous avons accès à ses gestes, ses actions, mais nous avons la plupart du temps du mal à les comprendre. La scène dans laquelle elle téléphone à sa mère marque le moment où elle met un terme définitif à ses sentiments. L’héroïne se retrouve ainsi étonnamment du côté de la mort plutôt que de celui de la vie.

Une autre scène qui a lieu dans un avion, montre que ses capacités sont très vite limitées et qu’elle est dans l’obligation de reprendre du CPH4 dans une sorte de fuite en avant. A ce moment-là, on la perçoit comme une machine sur le point d’être détruite, une interface autonome qui perd ses moyens et ne fait plus de distinction entre le bien et le mal, prête à tout pour se procurer sa drogue. La connaissance absolue nous libère de toute contrainte émotionnelle, physique et mentale.

Une vision transhumaniste

Nous rendre toujours plus performants, dépasser la maladie et la mort grâce aux nouvelles technologies, telles sont les promesses du mouvement transhumaniste. Nous observons que les capacités physiques et intellectuelles de Lucy sont accrues grâce au progrès scientifique et technique. Par la technique, il s’agit non plus simplement d’améliorer les conditions de la vie humaine, mais bien d’en modifier la condition comme telle, la nature, en transcendant nos limites biologiques actuelles.

Grâce au CPH4, substance fabriquée par les femmes enceintes au cours de la 6e semaine en infime quantité qui permet au fœtus d’avoir l’énergie nécessaire pour former tous les os de son corps, Lucy se rapproche de l’instant de vérité mystique qui lui permet de découvrir toutes les possibilités offertes par le cerveau humain et d’atteindre un plus haut niveau d’intelligence, d’être capable de concevoir des choses beaucoup plus complexes et abstraites, d’avoir accès aux zones les plus inaccessibles du cerveau humain.

Le film fait écho aux discours de Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, qui affirmait que d’ici2030, le cerveau de l’homme serait directement connecté à Internet afin d’avoir accès à une quantité phénoménale d’informations2. Lucy va au-delà de cette affirmation: elle a non seulement accès à un savoir infini, mais elle est également capable de contrôler des objets comme un téléphone, une TV, elle possède un sens ultra développé et une mémoire incroyable (elle est tout simplement capable de se souvenir du goût du lait que sa mère lui donnait étant bébé). Le corps augmenté de Lucy, participe au rêve d’immortalité que les Hommes possèdent, par le biais de la transformation technologique de l’homme, afin de le libérer de toutes les contraintes et finitudes de son état, de prolonger sa vie sur cette terre jusqu’à envisager qu’il puisse vaincre la mort.

Ce film nous montre la fabrication d’un super-héros. Un parallèle peut être fait avec Captain America, ce héros qui suite à une injection de sérum est devenu un super soldat aux facultés surhumaines, un être parfait et infatigable doté d’une force, d’une vitesse, d’une agilité, d’une endurance, qu’aucun être humain ne peut atteindre.

Cependant Captain America représente le bon soldat américain, prêt à sacrifier sa vie pour autrui, tandis que Lucy présente une vision bien plus sombre du dépassement des limites humaines. Son unique sacrifice est de faire don d’elle-même en transmettant un savoir universel aux scientifiques.

 


 

  1. Clément Cuyer, « Lucy : ce record prestigieux que détient le film de Luc Besson », Allociné, 7 mars 2021 (https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18697498.html)
  2. https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/technologie-transhumanisme-16985/