AUTEURS : Lucille Beau
Quelle serait la parfaite société ? Ne serait-elle pas une société égalitaire, juste, où chacun aurait sa place, respectueuse des autres mais aussi de l’environnement. C’est la société que The Giver nous propose. Dans ce film, réalisé par Phillip Noyce en 2014 et adopté du roman de Lois Lowry, tout le monde possède la même chose, des vêtements similaires, la même nourriture et les mêmes outils, vélo et autre, avec pour philosophie une vie saine et simple. La nature est respectée et personne ne cherche a avoir plus que ce qu’il a déjà. Le progrès a été troqué contre l’égalité et le respect.
Mais quel est le prix de l’égalité ? The Giver possède l’intérêt de proposer une construction politique originale pour incarner sa société dystopique. En effet, la recherche d’égalité va au-delà de l’attribution des métiers ou des propriétés pour s’attaquer à leur source même : les sentiments. A la suite d’une guerre sans précédent durant laquelle des milliers de personnes ont souffert et sont mortes, un groupe d’individus a conclu que les sentiments et les émotions rendaient l’homme mauvais et qu’il fallait bâtir une société meilleure : juste, égalitaire et débarrassée de la guerre. Pour obtenir cette société idéale, les sentiments sont retirés au plus grand nombre, quelques rares élus prenant en charge pour les autres le poids des passions. Certes, plus personne ne hait, ne jalouse ou n’envie qui que ce soit d’autre, mais plus personne n’aime non plus. Tous sont, sans le savoir, privés de sentiments, d’émotions, de joie, de plaisir, d’amour, de gaieté au nom de ce monde égalitaire et juste. Ce modèle peut-il perturber ? Le bonheur et la justice sont-ils à ce prix ?
Le graphe de personnage nous montre que l’œuvre se centre sur un petit nombre de personnages, presque à la manière d’un huis-clos. Cette structure peut être interprétée de plusieurs façons. Elle reflète d’abord l’importance des discussions entre personnages par rapport à l’action au sein de l’univers. Mais le faible nombre de personnages renforce l’atmosphère oppressante de cette société où les individualités sont trop rares.
Le personnage de Jonas est au centre de l’œuvre, avec une liaison très forte au passeur et à Fiona.
La relation entre Jonas et le passeur est décisive pour toute l’histoire : dans cette société particulière où les sentiments ont été supprimés, le passeur est la personne qui possède la lourde tâche de garder les souvenirs. Ceci se justifie par la nécessité de maintenir le souvenir des erreurs du passé pour éviter de les reproduire. S’il n’était pas si peu connu du reste de la communauté, on pourrait voir chez le passeur une dimension religieuse dans cette figure qui porte à lui seul tous les souvenirs, toute la souffrance et sacrifie sa vie pour la communauté.
Jonas est un jeune de 15-16 ans qui, au cours de la cérémonie des métiers, se voit attribuer le rôle de passeur. Il aura la charge d’intégrer, de conserver et ensuite de transmettre à son tour au prochain passeur toute l’histoire, les sentiments et les émotions. Nous suivons la révolte de Jonas, mais aussi sa soif de savoir et de comprendre le monde. Dans cet univers terne, il devient notre seule attache aux sentiments : il est le porteur de l’émotion dans cette oeuvre qui choisit de figurer leur absence par le noir et blanc. Jonas apparaît comme quelqu’un de très sensible, attaché à Fiona, la fille qu’il aime, mais aussi à Gabriel, un nourrisson qu’il considère comme son frère.
Jonas prend conscience des aberrations maintenant normalisées. Alors que Gabriel est sur le point d’être exécuté, il décide de partir avec lui pour libérer les souvenirs de tout le monde. Ce sont ces souvenirs qui lui permettent alors de survivre dans des univers inconnus et hostiles, comme le désert ou la montagne. Alors que Fiona est sur le point d’être « relâchée dans l’else where », c’est-à-dire exécutée pour avoir aidé Jonas, ce dernier parvient à faire revenir les souvenirs et interrompre l’exécution. Ce sont alors des flashs d’humanité, de couleurs, de joie, d’amour, mais aussi de guerre qui sont partagés. La société retrouve la peine extension de l’expérience humaine.
L’univers de The Giver peut être assimilé à une société platonicienne. Personne ne choisit son métier, tous sont faits pour un métier ou un autre. De façon innée, chacun à sa place. De plus, l’égalité impose que tout le monde possède les mêmes choses, allant des vêtements jusqu’à la nourriture en passant par les vélos. La société toute entière vit ainsi avec des règles proches de celles qui régissent la vie des guerriers dans la République de Platon. A la mise en commun des biens s’ajoute la régulation des désirs, via la suppression des sentiments, au nom du rejet du conflit et du risque de la guerre. Nous retrouvons une autre caractéristique cruciale avec le fait que, dans cette société, les scientifiques et les experts sont au pouvoir.
Ainsi, une petite minorité de personnes instruites décident pour tout le reste de la communauté. Plusieurs communautés existent, comme celle dans laquelle Jonas vit. Elles sont toutes dirigées par un conseil de sages, qu’on aperçoit que lorsqu’une grande décision doit être prise. La Grande Sage dirige le conseil. C’est aussi elle qui anime les cérémonies et, plus généralement, fait le lien avec la communauté exposant les décisions prises plus haut. Présents le plus souvent là par hologrammes, il arrive que les sages viennent en personne dans les communautés, en cas de force majeure.A la différence des autres membres du groupe, les sages savent que les sentiments et les émotions existent et ont été enlevés. Bien qu’ils ne les ressentent pas, ils sont suffisamment convaincus du bien fondé du processus pour le défendre quoi qu’il arrive.
Si nous devions organiser la société en fonction des connaissances, le passeur se retrouverait tout en haut car il possède ces souvenirs, suivi des sages car ils sont au courant de leur existence, puis de la communauté qui vit dans l’ignorance. L’omniscience du passeur pourrait, à nouveau, le rapprocher d’une figure religieuse encore plus que scientifique. On remarquera en outre que ces derniers sont absents du monde social.
On peut supposer qu’ils ne sont plus utiles. Ils l’ont été lors de l’élaboration de la société. Ce sont eux qui ont pris les décisions et l’ont mise en place, mais désormais la politique prend le relais avec pour fonction de maintenir, coûte que coûte, le statu quo.
Le rapport aux sentiments évolue de façon considérable au cours du film. La bascule se produit d’abord au moment où Jonas se voit attribuer des souvenirs, puis dans un second temps lorsque Gabriel se trouve en danger et que la cruauté de la société est révélée par la mise à mort de l’innocent.Les sentiments qui auparavant étaient présentés comme source de chaos deviennent le critère indispensable de l’humanité. L’œuvre met en scène le débat entre ces deux états manières de voir, exposant, de manière symétrique en apparence, les deux points de vue.. Néanmoins, on a l’impression que quoi qu’il arrive les sentiments sont plus forts. Ils décrivent l’Humanité. Ils sont l’élément déclencheur de l’histoire. A la manière du désir chez Platon, ils ne peuvent être totalement éliminés, seulement tenus en bride par la technique et la raison. On a beau les enfouir, ils refont inéluctablement surface comme composante inaliénable de la condition humaine. Si en apparence le film cherche à maintenir l’égalité des points de vue et rendre cohérente la position des sages, il est clair qu’il prend déjà parti, dans son dispositif esthétique et par le choix même de l’image. Comme on le voit sur l’illustration, qui représente Jonas et l’ancien passeur lors d’un transfert de souvenir, la société actuelle est représentée en noir et blanc, quand le monde des sentiments est en couleur. Ces couleurs jouent un rôle très important dans le film et guident l’interprétation. Avec un film en nuances de gris depuis le début, la vision de Jonas ne peut que nous paraître la meilleure, tant l’irruption de la couleur apparaît comme un soulagement pour le spectateur. La couleur représente à la fois la vérité des choses, par rapport à la réduction qu’opérait le système social, et un choc esthétique qui redouble celui que vivent les personnages. On peut alors se dire que le débat que le film entend mettre en scène est, en réalité, déjà tranché au niveau de l’expérience esthétique du spectateur.