Youri Aubry, Mael Bianchi, Guillaume Kiefer
Parmi tous les arts, le jeu vidéo possède une propriété unique : donner au spectateur le rôle d’acteur. Ce rôle a souvent été décrié : par leur interactivité, les jeux favoriseraient une accoutumance à la violence ou aux conflits. A l’inverse, si le joueur peut être affecté par les actions du personnage dans l’œuvre, pourquoi ne pourrait-on considérer que les jeux vidéo peuvent permettre aux joueurs d’explorer leur propre moralité ?
C’est cette possibilité que nous souhaitons analyser, en nous concentrant sur des jeux à simple joueur, tant la question des interactions multijoueurs nous entraîne vers d’autres considérations. Si, au final, peu de jeux saisissent véritablement cette opportunité d’apprentissage éthique, voyons lesquels peuvent servir de modèles et les raisons pour lesquelles ils nous paraissent réussir dans cette tâche.
Lorsqu’on pense « moralité et jeu vidéo », le premier exemple qui vient en tête est l’utilisation d’un système binaire de bien et de mal, que l’on retrouve par exemple dans des jeux tels que Fable (Lionhead Studio, 2004), Dishonored (Arkane Studios, 2012) ou Infamous (Sucker Punch, 2009). Dans ces jeux, chaque action effectuée est considérée comme bonne ou mauvaise et incrémente ou décrémente un score total de moralité. Avoir un score haut ou bas entraînera des changements dans le monde du jeu et une cinématique de fin différente.
Cependant, une telle approche nous paraît inadaptée à l’exploration morale pour deux raisons. La première est qu’il s’agit d’une simplification abusive de la moralité. En effet, la moralité n’est pas constituée uniquement des deux pôles du bon et du mauvais, mais plutôt de la zone grise entre les deux. De plus, si le bien et le mal sont clairement identifiés sans ambiguïté, une majeure partie de l’effort éthique est déjà accomplie. Or, cet effort est fourni par le jeu et non par le joueur, ce qui va à l’encontre de l’exploration de sa moralité.
Une seconde approche de la moralité des joueurs peut s’incarner à travers les jeux de rôle comme Mass Effect (Bioware, 2007) ou FallOut (Black Isle Studios, 1997). Ces jeux permettent au joueur de construire son propre personnage et de le faire agir en adéquation avec la manière dont il a été construit. Vu que le joueur réfléchit en permanence à « comment agirait mon personnage dans cette situation ? », on pourrait se dire qu’il s’agit pour lui d’un bon moyen d’explorer sa moralité. Cependant, dans le roleplay, ce n’est jamais la moralité du joueur qui est explorée mais plutôt la moralité du personnage fictif créé par le joueur. Chaque action est biaisée par la construction du personnage, les choix du joueur ne prennent donc pas en compte sa moralité propre, mais celle qu’il projette sur le personnage.
Enfin, il existe un dernier type de jeu populaire qui prétend permettre aux joueurs d’explorer leur moralité : les jeux à choix. Ces jeux sont des films interactifs aux cours desquels le joueur effectue des choix pour influencer l’histoire. On retrouve dans cette catégorie les jeux des studios Dontnod et Telltale, avec en figure de proue la saga Life is Strange (Dontnod, 2015).
Cependant, ces jeux ont pour limite que les choix sont soit des façades ne modifiant aucunement ou peu l’histoire, soit des choix très importants faits à partir de petits libellés, ne permettant ainsi pas au joueur d’anticiper les conséquences de ses actes. De fait, chacun implique une réflexion d’anticipation plus importante que la réflexion morale. Ces jeux étant construits comme des films, l’accent est mis sur les surprises du scénario et les émotions du spectateurs et non sur l’exploration de la moralité. Ils privilégient la construction de dilemmes insolubles pour toucher le joueur.
Nous venons donc de passer en revue les types de jeux qui ne permettent aux joueurs d’explorer leur moralité qu’imparfaitement. Mais qu’en est-il des jeux qui y arrivent correctement ? Voyons ensemble les critères permettant de les identifier.
Le premier point commun de ces jeux est que les choix des joueurs ne sont jamais influencés par des éléments externes au monde du jeu. Cela comprend à la fois les scores de moralité évoqués précédemment, mais également les succès et objectifs. Ces éléments influencent trop les actions du joueur, le poussant vers une certaine manière d’agir. A l’inverse, l’exploration de sa moralité requiert une véritable latitude dans ses choix.
La gestion des conséquences des actions du joueur est également très importante. En effet, dire à un joueur de quelque manière que ce soit que ce qu’il fait est bien ou mal implique un jugement moral de la part du jeu et non du joueur. Le jugement des conséquences de ses actes étant une composante importante de la moralité, il est normal qu’il en soit de même dans un contexte de jeu vidéo.
On retrouve également dans ces jeux des interfaces et des systèmes très simplistes, avec des choix le plus souvent binaires. Cela permet au joueur de plus facilement anticiper les conséquences de ses actions, et ainsi d’être dans une position consciente au moment de faire un choix. Les choix hasardeux et peu clairs testeront les capacités d’anticipation des joueurs, cependant leur moralité sera alors mise de côté.
On pourrait cependant reprocher au fait de rendre les conséquences faciles à anticiper que cela rend les choix jugés objectivement meilleurs d’un point de vue moral faciles à repérer. D’instinct, certains joueurs vont alors se tourner uniquement vers les choix moraux et n’auront au final rien appris sur leur moralité. Cependant, il faut bien comprendre que repérer dans une série de choix celui étant le plus moral n’est pas le seul moyen d’explorer la moralité et pas nécessairement le plus efficace non plus.
Un autre bon moyen d’exploration est de montrer le « bon choix » et d’augmenter progressivement les raisons de ne pas faire ce choix. Il y a pour cela deux manières de faire : augmenter la difficulté du jeu lorsqu’un bon choix est fait ou récompenser le joueur lorsqu’un mauvais choix est fait. On crée ainsi un idéal de gameplay parfaitement moral qui est possible théoriquement, mais impossible en pratique. Cela force le joueur à effectuer des actions non morales, et donc à se retrouver dans cette zone grise qui fait l’essence de la moralité.
Nous pouvons trouver des jeux appliquant ces principes. Nous en avons choisi trois qui nous semblent bien représenter l’effet des critères énoncés précédemment : Undertale (Toby Fox, 2015), Papers Please (Lucas Pope, 2013) et Darkest Dungeon (Red Hook Studio, 2015).
Le premier, Undertale, propose à chaque rencontre un choix : « combattre » ou « devenir ami ». Or, non seulement « combattre » sera toujours plus facile, mais l’action sera récompensée par des points d’expérience. A l’inverse, « devenir ami » demande un effort spécifique : l’action est plus difficile à réussir… et ne rapporte pas de point d’expérience, ce qui contribuera à rendre les prochaines rencontres encore plus difficiles. De plus, lorsque le joueur tue un ennemi en le combattant, rien ne va dire au joueur que ce qu’il a fait est mal. Le choix de privilégier la paix au conflit est ici fait en totale liberté par le joueur, sans que le système ne jeu ne biaise la décision en sa faveur.
Un autre système binaire intéressant à analyser est celui de Papers Please. Dans ce jeu, on incarne un douanier vérifiant les papiers des voyageurs. Pour chaque voyageur se pose ainsi un choix : autoriser son passage ou non. Un salaire est versé chaque jour au joueur en fonction du nombre de voyageurs traités. Il existe donc un idéal de partie parfaite dans ce jeu : traiter chaque voyageur équitablement et le plus rapidement possible.
Cependant, au fur et à mesure du jeu, de nombreuses épreuves se dressent pour empêcher le joueur de se contenter de cette première éthique du travail bien fait : le nombre de papiers à vérifier par voyageur augmente sans cesse, des pressions apparaissent, de la part du gouvernement ou de groupes terroristes, pour accepter ou refuser certains voyageurs. Dans le même temps, des voyageurs qui ne sont pas en règle supplient le joueur de les laisser passer. Réussir à se conformer à toutes les normes à la fois devient incroyablement difficile. Le joueur en paye le prix : sa famille s’enfonce dans la misère à cause de son salaire décroissant. Ainsi, dans ce jeu, la notion de bien et de mal est grandement brouillée : les différents objectifs du joueur paraissent contradictoires, ce qui l’amène à se retrouver dans cette zone grise qui fait la caractéristique de la moralité. Le joueur est, au final, forcé d’être corrompu pour maintenir sa famille en vie, il ne tient qu’à lui de déterminer dans quelle mesure il est corrompu.
Enfin, le dernier jeu est Darkest Dungeon. Le joueur incarne ici le chef d’une équipe de chasseurs de trésor, dont il gère les membres comme bon lui semble. Chaque membre de l’équipe possède une jauge de santé mentale qui a une influence sur son comportement, son obéissance et sa capacité au combat. Or, le joueur peut à tout moment décider d’éteindre la lumière pendant les combats, ce qui aura pour effet d’abaisser la santé mentale des troupes mais également de rendre les combats plus simples et plus fructueux. La stratégie dominante du jeu est donc de ne combattre que dans le noir, quitte à briser mentalement les membres de son équipe et à s’en débarasser une fois qu’ils sont devenus inutiles, pour en engager de nouveaux. Les vies humaines étant la seule ressource gratuite du jeu, le joueur est vite tenté par cette stratégie particulièrement immorale.
A travers ces exemples, nous avons pu identifier des structures de gameplay qui rendent possible d’explorer, de manière authentique, sa moralité à l’aide du jeu vidéo. Cependant, on remarque que les jeux de ce type sont au final peu nombreux. Dans nos exemples, il s’agit, en outre, de jeux indépendants à petit budget, alors même que les jeux vidéo offrent des possibilités uniques pour l’exploration de la moralité. Nous ne pouvons qu’espérer que de gros studios s’inspirent de ces exemples pour produire des jeux similaires et ainsi atteindre un nouveau palier dans l’expression du jeu vidéo en tant que forme d’art à part entière.