Alexandre Roux, Grégoire Ternisien
La série Fallout représente l’une des licences emblématiques de la science-fiction en jeu vidéo. Débutée en 1997 avec le jeu éponyme de Black Isle, elle se poursuit jusqu’à nos jours. Elle met en scène un univers post-apocalyptique, marqué par les références à l’Amérique consumériste de l’après-guerre, ironisant sur le mythe du progrès par la science. Nous avons choisi d’analyser deux DLC, contenus additionnels, pour l’épisode Fallout New Vegas (Obsidian, 2010), les scénarios Dead Money et Old World Blues.
Réalisés par Chris Avellone, l’un des designers historiques de la série, ces deux épisodes mettent en scène les dilemmes liés à la science : comment agir pour réparer le monde ? Le joueur explore des micro-sociétés transformées par la science, qui en questionne l’éthique et les pouvoirs. Quelle position adopter vis-à-vis du progrès pour évoluer sans se détruire ? Sommes-nous alors arrivés à un point de non-retour où le progrès rimerait avec la destruction ? Ces deux scénarios présentent, en outre, l’intérêt d’être extrêmement différents dans leur manière de conduire la narration en jeu vidéo, en s’appuyant sur l’exploration spatiale dans un cas, suivant le principe de la « narration environnementale », et les dialogues dans l’autre.
Les deux DLC étant regroupés au sein d’un même jeu et écrits par le même auteur, nous pourrions nous attendre à obtenir des graphes similaires. Cependant, le graphe de Old World Blues présente un noyau entouré d’un ensemble de personnages, isolés les uns des autres, et dont le seul lien est celui qu’ils entretiennent avec le joueur, alors que sur le graphe de Dead Money, les personnages sont distribués entre deux plans.
Par la simple lecture de ces graphes, il est déjà possible d’imaginer une partie de la narration de chacun des DLC. Dans Dead Money, la première mission du joueur est de rassembler des alliés. Ces derniers nous confient leur histoire. Nous sommes ensuite confrontés à des personnages ayant eu un lien dans le passé avec nos alliés, comme le Master ou Police Chief, tous deux en lien avec Dog, par exemple. Ces alliés ainsi que nos principaux ennemis composent le premier plan du graphe. Ensuite apparaissent les personnages de l’histoire passée de la Sierra Madre, le casino dans lequel a lieu l’action.
Au contraire dans Old World Blues, les seuls personnages avec qui dialogue le joueur sont ‘les docteurs’ du Think-Tank ainsi que Mobius. L’intrigue repose presque exclusivement sur eux. Il existe bien une histoire de fond que le joueur pourra découvrir, ou non, mais qui est clairement moins présente sur le graphe. Les autres personnages sont surtout présents pour améliorer le gameplay.
Nous pouvons imaginer Dead Money comme une chasse aux trésors : le joueur a besoin de mener une enquête, en recoupant les témoignages sur le passé, pour déterminer l’emplacement du trésor. Il cherche donc des informations et de l’aide auprès des derniers survivants du lieu. Avec Old World Blues, nous sommes plus dans un jeu vidéo classique, structuré de manière spatiale, avec une suite de niveaux, plutôt que temporelle, par l’entremêlement des histoires. Ainsi, les ennemis des différents niveaux ne se croisent jamais. Les seuls personnages permanents sont ceux qui font partie de l’intrigue principale. On pourrait même dire que ces DLCs séparent le genre de Fallout en deux : Old World Blues est un RPG classique alors que Dead Money est un survival horror.
Dead Money questionne le pouvoir que la science peut octroyer à un individu : le joueur commence par se réveiller et s’aperçoit qu’il porte un collier explosif autour du cou. Devant lui apparaît l’hologramme d’un homme, le père Elijah, auquel il devra obéir s’il souhaite survivre. Ce dernier a le pouvoir de faire exploser son collier lorsqu’il le souhaite. Il l’informe également que sa seule opportunité de survie sera de rapporter le trésor de la Sierra Madre, un casino abandonné à la suite de la guerre nucléaire, situé dans une zone fortement irradiée et peuplée d’homme-mutants traquant les aventuriers partis à la recherche du trésor. Nous sommes donc obligés d’obéir au père Elijah qui peut faire exploser notre collier. Mais qui a le pouvoir, en dernier ressort : est-ce vraiment les individus qui disposent des technologies ou bien est-ce que ce ne serait pas plutôt les technologies et la science qui nous gouvernent au travers des « hommes » ? Les technologies sont-elles bonnes ou mauvaises en soi ou bien faut-il incriminer seulement leurs possesseurs ?
De fait, toutes les techniques rencontrées exercent une action mortifère. Le joueur est plongé dans un univers hostile, peuplé de mutants, résultant d’expériences scientifiques, et de machines tueuses. Originellement prévues pour défendre les invités du casino, ces dernières voient toute personne comme des intrus. Elles n’ont pas de conscience, ne servent plus aucun maître. Ainsi, dans Dead Money, le joueur interagit très peu avec d’autres humains : les rares traces d’humanité résident dans Christine, Elijah et le joueur lui-même. Les hommes ont ici perdu toute maîtrise sur les machines, qui sont devenues de réelles menaces.
La question de la science, son éthique et son utilisation, est encore plus centrale dans Old World Blues. Le scénario nous conduit dans un centre de recherche datant d’avant la guerre nucléaire où s’opposent deux factions : le Think Tank et le Dr Mobius. Le jeu parodie la science-fiction des années 1960, à laquelle il fait souvent référence. En effet les personnages présents sont ce qu’il reste de scientifiques ayant travaillés dans le centre de recherche de Big mountain avant la guerre. Ils ont survécu en retirant leur cerveau pour l’implanter dans des châssis en lévitation.
Nous avons donc droit à la visite d’un monde dirigé par des scientifiques, devenus de purs cerveaux, où tout ce qui compte est de répondre aux problèmes du monde par des technologies. Bien que cela paraisse positif en soi, nous remarquons rapidement la catastrophe que cette façon de faire a créé : tous les personnages, à l’exception des six scientifiques dans leurs machines, sont soit morts d’expériences ratées, soit devenus eux-mêmes sujets aux expérimentations du Think Tank et ont fini lobotomisés.
On pourrait donc voir ici la critique d’un modèle platonicien, où les six docteurs de l’ancien Think Tank règnent en maîtres absolus sur Big Mountain. La technique obéit à la science : ils ont à leur disposition des robots obéissants, ainsi que le joueur en tant que « lobotomate ». Les développeurs ont d’ailleurs donné un indice assez flagrant de ce modèle platonicien : confronté aux conséquences de leurs actes, le chef du Think Tank répond : « If this were a democracy, I would be concerned. We are too… scientific for that. »
Que ce soit dans Dead Money ou d’Old World Blues, le joueur intervient sur un mode technique similaire : il est appelé comme un réparateur qui débloquerait une machinerie grippée, en situation de statu quo. Dans Dead Money, cela fait 200 ans que le casino est en alerte nucléaire et que les routines défaillantes de la sécurité tournent en boucle. Quant à Old World Blues, les cerveaux des scientifiques sont piégés dans une boucle, ayant oublié le monde et même le sens de leur recherche. C’est seulement après l’intervention du joueur que ces endroits retrouvent un fonctionnement normal.
Si l’action technique se voit dotée d’une valeur – celle de réparer un monde qui déraille – le rôle de la science n’est pas tranché de manière univoque par le jeu. Les deux scénarios, comme le jeu principal, nous montrent ce qu’a pu apporter la science comme vecteur de catastrophe. Les horreurs et abominations présentes dans les deux histoires sont directement de la responsabilité des scientifiques du Think Tank et de leur pouvoir absolu. Le jeu nous place cependant dans une situation où nous sommes d’abord favorables à aider le Think Tank. Cependant, au fur et à mesure de l’exploration, nous apprenons la vérité sur celui-ci, ses origines, la raison de son existence et de toute cette folie.
Le Dr Mobius offre un contrepoint : seul personnage scientifique doué d’éthique, il tend à nous rallier à sa cause. On pourrait donc se dire que ces DLC, et plus particulièrement Old World Blues, sont des critiques de la science, nous mettant alors en garde contre le fait de donner trop de pouvoir aux scientifiques. Pourtant, la fin de l’histoire nous montre aussi une réalité plus contrastée. En effet, en aidant les scientifiques du Think Tank, ce monde de science, qui paraissait absurde, peut retrouver sa mission et contribuer à sauver des gens. Le message à retenir semble être que faire de la science sans autre objectif que la recherche et sans contrôle ne peut être que néfaste. Mais lorsque les bonnes questions sont posées et que l’objectif est le bien de tous, alors un monde de science forte peut, à nouveau, apporter l’espoir.
Un aspect intéressant au fait d’être dans un jeu vidéo, plus précisément un RPG à fins multiples, est que l’œuvre peut transmettre plusieurs messages différents selon les choix qui ont été faits au long de l’histoire. Ainsi, pour pouvoir parler de cette œuvre et coder un graphe, nous avons utilisé la série du youtuber Oxhorn. Ce dernier traque les moindres détails de l’histoire et la moindre information qui pourrait servir à compléter la connaissance du monde. Sa manière de jouer s’intéresse au « pourquoi des choses » et influence la résolution. On pourrait voir dans cette manière de faire une analogie avec la science : si on ne cherche pas le pourquoi, la vie est plus simple et l’avancée plus rapide, mais si on décide de questionner le monde et de chercher les réponses, on prend plus de temps, mais on est récompensé par la découverte.
Pour conclure, la série Fallout nous immerge dans un monde que la science et la technique ont déjà détruit, sous la forme d’une guerre nucléaire, signifiant la fin des ressources naturelles. La principale mission est finalement de reconstruire ce monde. Si tout était à reconstruire, comment ferions-nous ? Pourrions-nous nous contenter de l’action technique seule, celle qui est accessible au joueur ? Ou faudrait-il se confier à nouveau à la science ? Ou, à l’inverse, la tenir en bride ? Pour nous aider dans notre réflexion, le jeu nous met à l’épreuve. Nous comprenons que ce travail pour réparer le monde ne pourra pas se faire seul et qu’abolir la science est une voie sans issue. Ainsi, je jeu nous encourage à trouver un équilibre entre progrès scientifique, éthique et action technique.