L'adoption du bitcoin au Salvador, un pari risqué

Marouan Maadi, Hifaliana Randriamboavonjy, Ercan Sarpcan

Depuis septembre 2021, le Salvador occupe une place de choix dans l’actualité des crypto-monnaies. Le Bitcoin, crypto-monnaie la plus populaire au monde, a été désigné comme la monnaie officielle du pays, grâce aux efforts de Nayib Bukele, le président de cette petite république américaine. Dans un show orchestré à la manière de Steve Jobs ou Elon Musk, Bukele a même annoncé, en fanfare, la création d’une Bitcoin City, une ville franche, située au pied d’un volcan qui permettrait le minage de Bitcoin, en utilisant l’énergie géothermique.

Cette adoption du bitcoin est une grande première à l’échelle mondiale. Depuis le début de l’année, le Bitcoin a connu un regain de popularité, le propulsant vers des sommets sans précédent. Le Bitcoin a atteint la barre des 60 000 dollars pour la première fois cette année. Cependant, au Salvador, 70% de la population n’a pas de carte bancaire ou de compte courant. Si 30$ ont été offerts par le gouvernement à chaque utilisateur du portefeuille numérique « Chivo Wallet », disponible sur smartphone, l’optimisme du président Bukele n’est pas complètement partagé par ses citoyens. Le 15 septembre, un kiosque bitcoin a même été incendié par les protestataires, qui critiquent le recours à une monnaie dérégulée et hautement spéculative. Le Président salvadorien a-t-il fait un choix visionnaire ou bien entraîné son pays vers le chaos ?

Qu'est ce que le Bitcoin ?

Le Bitcoin est une monnaie virtuelle créée en2009 par une personne ou un groupe de personnes dont le pseudonyme est «Satoshi Nakamoto». Contrairement aux monnaies dites «étatiques» le BTC n’est pas émis et administré par une autorité bancaire mais émis sur le protocole de «Blockchain». La blockchain est une technologie qui permet de stocker et de transmettre des informations de manière sécurisée et sans organe central de contrôle. Elle ressemble à une grande base de données qui contient l’historique de tous les échanges réalisés entre ses utilisateurs depuis sa création. Sa particularité est son architecture décentralisée: elle n’est pas hébergée sur un seul serveur mais par les utilisateurs eux-mêmes, ce qui augmente grandement la sécurité du système.

Le prix du Bitcoin est fixé sur le simple principe de l’offre et de la demande. La monnaie a cependant connu des fluctuations particulièrement impressionnantes, à la baisse, par exemple avec l’annonce de son interdiction en Chine1, ou à la hausse avec les tweets de personnalités influentes comme Elon Musk qui avait annoncé l’usage du Bitcoin par Tesla, avant de faire machine arrière2.

Le pari salvadorien

Le Salvador a décidé d’adopter le Bitcoin en tant que monnaie officielle tout en gardant sa monnaie officielle actuelle, le Dollar Américain. Le premier argument de la présidence est l’économie de 400 millions de dollars de frais bancaires que pourront réaliser les Salvadoriens de la diaspora lors des envois d’argent. Cet argent économisé pourrait être réinjecté dans l’économie locale.

A cela s’ajoute une autre raison, qui se trouve dans le code du Bitcoin. En effet, il est écrit que le nombre final de Bitcoin sera de 21 millions et selon des estimations ce chiffre sera atteint en2041, actuellement 89% des Bitcoins ont été minés mais la difficulté est de plus en plus élevée au fil du temps. La possibilité d’utiliser les réserves monétaires du pays en pariant sur la hausse des cours constitue en soi un pari spéculatif. Le simple fait d’engager le pays sur cette voie peut participer à entretenir la confiance envers les crypto-monnaies et à faire monter les cours.

Le président Nayib Bukele à également fait part d’un projet de «Bitcoin City» afin d’attirer des investisseurs étrangers pour dynamiser l’économie de son pays. Cité sans impôts, administrée par ses habitants, intégralement privatisée, cette ville-franche libertarienne est destinée à attirer les possesseurs de Bitcoin du monde entier.

Reste que toute cette batterie de mesures n’a guère convaincu le FMI, qui s’est opposé officiellement à cette adoption, du fait de la volatilité du cours, mais aussi des possibles dérives, comme l’arrivée massive d’investisseurs cherchant à blanchir leur argent. Ces mesures sont donc très risquées car le Salvador doit renégocier à brève échéance son prêt auprès du FMI.

Une monnaie mal aimée

Quant à l’adoption de cette mesure par les habitants, elle est, pour l’instant, un échec. Et ce, malgré une récompense de 30 dollars offerte aux habitants pour le téléchargement du portefeuille numérique «Chivo» qui sert à utiliser la crypto-monnaie. Les locaux ont téléchargé l’application et ont utilisé la prime pour la convertir en dollars américains plutôt que de s’en servir pour apprendre à payer en Bitcoin. Il apparaît en effet que les Salvadoriens sont très réticents à cette mesure: 70% d’entre eux sont contre.

Plusieurs raisons sont avancées par les opposants, premièrement les habitants n’ont pas tous accès à internet et encore moins à un smartphone leur permettant d’effectuer des paiements en Bitcoin. Deuxièmement, le cours du Bitcoin étant très volatil, ce n’est pas une monnaie dans laquelle on peut placer toutes ses économies. L’effondrement du cours à la suite des annonces chinoises peut entretenir la peur de perdre d’un coup l’ensemble de ses économies. Troisièmement, elle est utilisée pour le blanchiment d’argent, alors même que des proches de Bukele sont accusés par les Etats-Unis de corruption3 et que le FMI ou les Américains ont exprimé la crainte que le pays devienne un narco-Etat.

Géopolitique du bitcoin

Le Salvador est le premier pays à adopter une crypto-monnaie comme monnaie officielle. Si dans de nombreux pays, il est possible d’utiliser des cryptomonnaies pour acheter sur internet, le paysage géopolitique de ces nouvelles monnaies décentralisées est particulièrement instable. Dans le même temps où le Salvador décidait d’officialiser leur usage, des acteurs aussi importants que la Chine ou encore l’Inde ont interdit l’utilisation de crypto-monnaies. Ces interdictions sont souvent justifiées par l’absence de réglementation et d’autorité centrale pour ces monnaies. Alors qu’elle était principalement le lieu de minage du Bitcoin, la Chine souhaite désormais mettre en place sa propre monnaie numérique, contrôlée par les autorités de régulation chinoises et se basant sur des réserves de monnaies fiduciaires. De même, aux Etats-Unis comme dans l’Union européenne, la question de la régulation des crypto-monnaies se pose désormais.

Ces mouvements de régulations n’ont cependant pas empêché la flambée des cours. On peut penser au phénomène des NFT, dont tout le monde parle en ce moment. Les NFT sont des technologies voisines des crypto-monnaies. Il s’agit de jetons virtuels qui permettent de justifier un achat et prouver son authenticité, notamment pour les actifs numériques. Ils se basent sur une blockchain Ethereum, la deuxième cryptomonnaie derrière le Bitcoin. Les NFT promettent de révolutionner le monde de l’art numérique. Alimentés par la fièvre spéculative sur les cryptomonnaies, les NFT contribuent en retour à l’émulation autour de ces nouveaux instruments financiers. Ceci étant, on peut aussi se demander si l’Ethereum ne va pas croître aux dépens du Bitcoin..

Finalement, l’adoption du Bitcoin au Salvador en tant qu’alternative au dollar américain paraît présenter de nombreux risques. Il est peu probable de voir d’autres pays faire le même pari !


 

  1. Laura He, « Bitcoin plummets after China intensifies cryptocurrency crackdown », CNN Business, 4 septembre 2021 (https://edition.cnn.com/2021/09/24/investing/china-cryptocurrency-ban/index.html)
  2. Juliette Pousson, « Bitcoin et Tesla : cinq minutes pour comprendre le revirement d’Elon Musk », Le Parisien, 13 mai 2021 (https://www.leparisien.fr/economie/bitcoin-et-tesla-cinq-minutes-pour-comprendre-le-revirement-delon-musk-13-05-2021-ZLELP2XWPRGB5K3RPHGVSCR2AE.php)
  3. Nelson Renteria and Ted Hesson, « U.S. names El Salvador president’s aide on « corrupt officials » list », Reuters, 18 mai 2021 (https://www.reuters.com/world/americas/us-names-bukele-aide-el-salvador-corruption-list-2021-05-18/)