Elisa Jerome, Tristan Nicoloff, Henri Simon
Si nous pouvions revenir dans le passé et altérer nos choix, jusqu’où pourrions-nous modifier le futur ? Pourrions-nous changer la face du monde ou ne serions-nous pas plutôt condamnés à quelques corrections minimes ? La structure du temps ne nous ramène-t-elle pas à un destin unique ? Quel est le prix à payer pour faire véritablement diverger les lignes temporelles ?
Steins Gate est une série d’animation japonaise, qui renouvelle en profondeur les questions et paradoxes du voyage temporel. On y suit les membres du laboratoire d’Okabe, un genre de savant-fou ayant créé par hasard une machine à remonter dans le temps. Malheureusement, cette création entraîne aussi un futur dystopique, qui doit à tout prix être évité. Okabe et ses amis vont alors devoir se battre contre des lois qui les dépassent, faisant face à la forme même du temps. Comment changer ce qui est déjà écrit ?
Produite par le studio White Fox en 2011, Steins Gate est l’adaptation d’un succès du Visual Novel, un genre de jeu vidéo basé sur la construction d’histoires multiples à partir des choix des joueurs. L’exploration systématique d’un grand nombre de lignes temporelles distingue Steins Gate d’autres formes plus classiques de voyage dans le temps. Au lieu de voyager loin dans le passé ou l’avenir, la série multiplie les variations autour des mêmes journées, comme si chaque ligne de temps explorée correspondait à tel ou tel « run » du jeu. Elle produit une expérience de spectateur extrêmement originale et troublante, qui transforme le visionnage en immense de jeu de piste. Quelle peut-être l’identité des personnages si le temps n’est plus linéaire ? Au final, la série pose d’immenses questions éthiques : là où le grand méchant reste le même tout au long des épisodes, car le futur ne change pas, les principaux protagonistes sont quant à eux continuellement affectés par ces sauts temporels et peuvent parfois changer du tout au tout. Peut-il encore y avoir des héros dans ces conditions ?
Alors même que la série s’étend sur 24 épisodes, les graphes font apparaître un nombre de personnages relativement restreint, mais avec un noyau central important. Les principaux personnages de l’histoire sont presque tous membres du laboratoire d’Okabe. L’intrigue reste très centrée sur ce cercle d’individus originaux. Mais tout se passe comme si l’attention narrative sautait d’un personnage à un autre, au sein de ce noyau central, au fil des changements de lignes temporelles.
La diversité est de mise dans les membres du laboratoire. En effet, on y retrouve des scientifiques comme le savant-fou Okabe et la génie reniée par son père Kurizu, un personnage technique avec le hackeur stéréotypé Daru, talentueux mais pervers, ainsi que des personnages politiques et même religieux avec la calme Mayushii, la combattante du futur Suzuha, l’agente double Moeka, le transgenre Lukako et la cosplayeuse Faris. Cette joyeuse équipe a fabriqué par hasard la fameuse machine temporelle : le téléphone micro-onde !
Pourtant, cette équipe qui semble si ancrée dans l’histoire, est en réalité très changeante en fonction des réalités temporelles. Dans le futur de Suzuha, c’est Kurisu qui est l’ennemie n°1 par exemple. De même,Moeka devient agent-double du Sern infiltrée chez Okabe. Mais c’est encore le cas du gentil voisin Mr Brown, qui se révèle être un des coordinateurs du Sern. Tout ceci entraîne un trouble constant sur les véritables intentions des personnages. Les épisodes nous font douter de leurs rôles. On ne sait plus vraiment à qui se fier. Ce trouble s’étend jusqu’au personnage principal ! En effet, il va lui aussi, pris par les évènements, sombrer dans la folie.
Nous retrouvons ici l’influence du visual novel avec les moments de folie d’Okabe, comme celui ou il parle à son écran/caméra. Il s’agit de scènes héritées du visual novel où le personnage brise le quatrième mur en s’adressant directement au joueur. Il prédit alors ses réactions et le questionne alors sur la réalité elle-même. Cette influence donne également à la série une allure de jeu de piste : en fonction des choix faits, les fonctions des personnages en sont affectées. Cela soulève aussi la question de ce que devient le personnage lorsque son histoire ne cesse d’être réécrite. Nous obtenons ainsi une structure narrative originale, utilisant deux personnages permanents, Okabe qui sert de fil conducteur et un méchant stable, pour nous permettre de suivre les infinies variations d’une même histoire.
En regardant le graphe, un groupe distinct se détache : le Sern et ses sbires, le premier point fixe de cette série. Ils semblent être des candidats idéals pour ce qui est d’être les méchants de l’histoire : une organisation contrôlant le monde dans un univers dystopique totalitaire, utilisant la connaissance de la machine temporelle pour dominer la société… Nous obtenons l’image d’une dystopie classique où la science contrôle, via la technique de la machine temporelle qu’elle a mise au point, la politique. De plus, le Sern sera le seul personnage permanent et inchangé tout au long de la série, de quoi être toujours sûr de sa fonction malfaisante.
Reste que cet avenir ne s’est pas encore produit au moment de la série. Celle-ci se situe dans le présent, plus précisément en 2010, où nous suivons les aventures d’un savant un peu timbré sur les toits de Shibuya, parlant à son amie d’enfance Mayushii de ce qui semble être les mystères du monde. Ainsi, nous pourrions considérer que Steins Gate appartient à un genre paradoxal : le pré-apo. Nous sommes avant l’apocalypse plutôt qu’après et la dystopie n’est pas encore en place.Mais nous savons qu’elle aura lieu. On ne voit donc encore aucune trace directe de ce futur : la série crée cependant une atmosphère angoissante.
Ainsi, dès le départ, le ton de la série est donné : le discours énigmatique d’Okabe, l’écoute presque religieuse de Mayushii, les images effets VHS ou encore les fonds noir et blanc entrecoupant les scènes nous amènent discrètement vers un univers plus dramatique que ce à quoi nous aurions pu nous attendre. De plus, contrairement aux animés classiques, pas de couleurs vives mais plutôt des tons pastel augmentant l’aspect anormal de la situation, comme nous pouvons le remarquer sur l’image.
Rintaro Okabe, ou Hououin Kyouma, est le deuxième et dernier point fixe de la série. Il est présent dans tous les épisodes et se retrouve au centre du graphe. Il se détache des autres membres du groupe dès le premier épisode par ses aptitudes spéciales. En effet, lui seul possède la capacité de « Reading Steiner », qui lui permet d’être le seul à pouvoir se rappeler des anciennes lignes temporelles et donc le seul à pouvoir changer le futur funeste qui attend l’humanité. Bref, Okabe débute dans la peau du héros qui va tous nous sauver !
Okabe est cependant une figure ambiguë : d’abord présenté comme un savant fou, parlant seul d’organisations complotistes, il apparaît aussi comme un homme bienveillant envers les membres de son laboratoire, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour les protéger, jusqu’à y perdre sa propre humanité. Ce qui va lui arriver à partir de l’épisode 14, où il va désespérément retourner dans le passé des centaines de fois pour tenter de sauver la petite Mayushii, modifiant en vain les lignes temporelles. Échouant une tentative après l’autre, on voit le personnage se perdre peu à peu dans ce seul objectif, oubliant presque aussi l’humanité de Mayushii. Seule la sauver compte, la voir mourir et souffrir n’importe plus.
On peut également se questionner sur les motivations d’Okabe à sauver l’humanité. En effet, au départ, c’est bien de lui que provient la machine, celle avec quoi tout commence. Pire, il ne l’utilise pas forcément avec précautions. De plus, c’est seulement au moment où la vie de ses amis est en danger qu’il commence à se battre. Auparavant, même si le thème du futur existait, il était encore secondaire dans l’histoire, comme nous pouvons le voir dans la suite de graphes représentant les lignes temporelles : le Sern n’est pas si présent au départ.
A ce moment de l’histoire, Okabe n’a donc plus rien ou presque d’un héros. Ainsi, c’est par la suite qu’il va devoir se reconstruire lui-même, tout en reconstruisant le passé, en utilisant sa création pour défaire ses propres erreurs. Et c’est bien ici que nous arrivons à retrouver l’idée du héros. En effet, au lieu d’ignorer ses erreurs, Okabe va se battre pour les corriger. Il ne s’agit plus tant ici de vaincre un ennemi extérieur – le Sern – représentant le mal absolu, que de prendre la responsabilité de ses propres actes. L’image du savant-fou est ainsi puissamment remaniée par la série : conformément à l’image classique, la recherche du savoir à tout prix risque de mener le personnage à sa perte, mais Okabe reste humain, en se remettant en question dans son entreprise de sauvetages vains de Mayushii. Nous assistons à la rédemption du savant-fou, positionné en protagoniste principal et non en opposant au héros : il reprend ses esprits, réalise ses erreurs et entreprend de les corriger.
Si Okabe est le principal personnage scientifique, il n’est cependant pas le seul.En bordure du graphe, deux autres personnages scientifiques se détachent : Kurisu et son père. Kurisu est la génie reniée par son père. Elle est très calme et stable, paradoxalement à Okabe. Pourtant, nous apprenons aussi qu’elle est aussi l’une des principales dirigeantes du Sern dans le futur de Suzuha. Le spectateur n’est donc finalement jamais sûr de ses véritables intentions : alliée ou ennemie ?
La dernière figure scientifique majeure est le père de Kurisu. Celui-ci représente cette fois-ci le côté perfide, odieux et affreux du scientifique : jaloux de la réussite de sa fille, il va l’assassiner froidement pour récupérer ses recherches. Contrairement à Okabe, il ne va pas faire face à son échec, ni tenter d’y remédier. Il va rester à son « état malveillant », sans remords sur ce qu’il a fait. Là où Okabe n’a jamais abandonné son humanité, le professeur, lui, l’a abandonné. Au final, les trois figures représentent chacune trois visions de la science : le père de Kurisu représente la quête de savoir comme ambition personnelle destructrice, quand Okabe est marqué par une forme de désintéressement, qui pourrait se révéler tragique s’il n’était solidement arrimé à d’autres valeurs comme la responsabilité ou le souci des autres. Kurisu est plus ambivalente, comme si elle représentait un pôle médian : une science, à la neutralité revendiquée, mais qui courre le risque d’être enrôlée par la dystopie du Sern.
L’intrigue principale voit Okabe utiliser la machine temporelle dans l’objectif de défaire les lignes temporelles créées pour retourner à la ligne originelle, celle où la machine temporelle n’a jamais encore fonctionné. Un vrai casse-tête ou plutôt un puzzle pour le spectateur : les pièces sont présentes et maintenant tout doit s’emboîter. Quel saut temporel nous permettra de nous rapprocher de la solution ? Cette idée nous rappelle fortement le visual novel : non seulement chaque choix compte et ouvre à de nouvelles histoires, mais il faut aussi trouver la bonne combinaison pour accéder à la bonne fin.
Okabe fait donc des choix, à la manière du joueur, et chaque ligne visitées est alors une sorte d’étape dans la compréhension de la solution. Nos graphes illustrent cette structure : selon les différentes lignes de temps, chaque graphe se centre sur d’autres personnages, pour former ainsi « l’arc » narratif du personnage concerné.
En effet, Okabe ne répare pas seulement ses erreurs, il cherche également l’accord de la personne la plus concernée par le changement de ligne. Ainsi, par exemple, l’un des changements concerne le sauvetage du père de Faris : Okabe va donc demander à cette dernière si elle accepte de ne pas sauver son père pour revenir sur la ligne originelle où son père est décédé. Nous obtenons ainsi des graphes différents et centrés sur un nombre restreint de personnages venant s’ajouter, en binôme, à la figure d’Okabe constamment présent.
Ainsi, peu à peu, Okabe arrive enfin à une ligne de l’originelle. Cependant, un problème intervient : le premier changement de ligne permettait de sauver Kurizu d’un assassinat… Comment choisir alors : la mort de Mayushii ou celle de Kurisu, deux êtres très chers à Okabe ? Il existe néanmoins une solution : le choix fait est de sauver Kurisu, tout en faisant croire à Okabe du passé qu’elle est bien morte ce jour-là.On retrouve ainsi une sorte de boucle dans l’histoire que l’on peut remarquer en comparant le premier graphe au dernier : le point de départ est aussi celui d’arrivée. Car c’est bien par le premier changement de ligne que la possibilité de la machine temporelle est apparue, tout comme le risque que le Sern domine le monde par la suite.
L’expérience du spectateur est donc vraiment particulière dans Steins Gate, comme si le jeu se poursuivait à travers le visionnage qui fonctionne comme un véritable puzzle, obligeant le spectateur à replacer les éléments dans l’ordre à travers les lignes de temps. Chaque épisode nous perd un peu plus : nous comprenons que des indices importants sont dispersés, et pourtant le mystère reste entier jusqu’à la fin. Et c’est justement là un des atouts de cette série, le spectateur doit être actif pour « recoller les morceaux » tout au long des épisodes !