Truman show : Dieu et la télé-réalité

Mouhamadou Fall, Lucas Saboureau

Imaginez un monde où vous êtes en permanence sous le regard d’autrui et où tout le monde peut voir le moindre de vos faits et gestes: c’est que propose The Truman show, film réalisé en1998 par Peter Weir, qui décrit la vie d’un homme enfermé sur une île avec des acteurs qui jouent en permanence le jeu. Le héros, Truman, est depuis sa naissance sous l’emprise des caméras sans le savoir: il pense mener une vie normale en ayant des amis, une femme, alors qu’il est la célébrité involontaire d’une télé-réalité pour laquelle le monde entier se passionne. Il ne sait pas que ce monde est artificiel et a été créé par celui qui peut être considéré comme son père, Christoph, le créateur tout-puissant du show. Le public suit les péripéties quotidiennes que traverse Truman et développe un attachement particulièrement fort au personnage.

Mais le film glisse progressivement de la sociabilité idéale d’une petite ville américaine vers la dystopie d’un monde où tout est faux et sous contrôle. Les spectateurs du film dans le film, comme les spectateurs que nous sommes, évoluent progressivement du plaisir du show à sa condamnation. L’affection des spectateurs envers Truman les pousse à souhaiter sa libération et la fin du spectacle. Particulièrement riche et brillant au plan formel, mélangeant constamment les niveaux de réalités, le film pose de multiples questions sur le libre-arbitre, la vérité des sentiments, la surveillance, à la manière des œuvres du genre de la dystopie, mais il révèle aussi l’hypocrisie et le bonheur factice d’une vie de classe moyenne, tout en questionnant le pouvoir du créateur. Quelles autres œuvres nous racontent l’émancipation du personnage par rapport à son auteur?

L'évolution des sentiments des spectateurs

Ce qui se passe dans le Truman show relève de la science-fiction où on ne pourrait jamais contrôler et enfermer dans une île un homme et surtout le présenter à la télévision 24h/24 dans la vraie vie. Cependant, le film représente assez bien les vices de ce monde: (mensonge, publicité, trahison, etc.).

Un des plaisirs de Truman Show tient à la confusion entretenue des niveaux de réalité. Si Truman ignore, au départ, qu’il est le héros d’une fiction et que sa vie n’est qu’un leurre, le spectateur réel apprend lui aussi progressivement qu’il ne regarde pas un film avec ses personnages, au premier degré, mais un film dans un film, avec ses propres spectateurs et des personnages qui sont en même temps acteurs. Le film s’ouvre d’ailleurs par un faux documentaire sur la télé-réalité Truman Show!

Cette présence des spectateurs du show est visible sur le graphe, où ils forment une périphérie bien structurée. Ils regardent un spectacle alors que eux-mêmes sont dans un spectacle. L’évolution de leur sentiment guide le spectateur réel… qui s’identifie autant à Truman qu’à ses alter ego fictifs.

Comme tous bons spectateurs, ces derniers se différencient de Truman au point de départ. Ils aiment bien regarder le show, mais ne s’imaginent pas à sa place. Le film est, pour eux, un passe-temps, pour se détendre. Nous pouvons illustrer ce fait avec un des spectateurs les plus fréquents, qui a souvent l’habitude de prendre un bain, en buvant du café pour regarder le show.

Cependant, le show doit continuer de captiver son public en gardant le mystère et en proposant davantage de nouvelles péripéties. Malheureusement, le réalisateur, Christoph, n’a pas pris en compte un facteur essentiel pour le choix des acteurs autour de Truman: l’attachement. A tout vouloir prédire et contrôler, il a manqué les sentiments humains. Le sentiment est à la fois ce pour quoi les spectateurs regardent ce spectacle plus vrai que nature et ce qui échappe à la planification du créateur. Il n’y a pas de lois pour anticiper les faits et gestes de Truman. Il tombe donc amoureux d’une actrice, Sylvia, et ce sentiment se révèle réciproque et authentique. Christoph prend alors la décision de retirer brutalement Sylvia du show, comme il l’avait déjà fait pour le père de Truman qui commençait à trop s’attacher à l’enfant et à sortir de son rôle d’acteur. L’histoire prend alors un nouveau virage. Comme dans de nombreux films, l’amour aura été déclencheur du changement.

En effet, la recherche de Sylvia va provoquer chez nos spectateurs – fictifs… et réels – un changement d’attitude. En recherchant Sylvia, Truman découvre en même temps la vérité, tout en rencontrant divers obstacles au cours de sa route. Un des plus grands obstacles est le meilleur ami de Truman, à qui il fait entièrement confiance. Truman devra apprendre à distinguer les faux des vrais amis et à reconnaître derrière la performance téléguidée d’acteur la vérité des sentiments. Cette quête fait basculer les spectateurs de l’adhésion au spectacle vers le désir de voir Truman s’extirper du monde artificiel créé par Christoph.

La politique assimilée au divin dans l'oeuvre

La politique est clairement présente dans le film. Le réalisateur et créateur Christoph combine trois facettes: politique, artistique et religieuse. Il contrôle les moindres faits et gestes de Truman et c’est lui qui décide de ce qui va se passer par la suite, dans les futurs scénarios. On pourrait rapprocher la situation de Truman de celle du fameux panoptique de Foucault où les détenus sont sous la surveillance constante d’un gardien qui voit tout. Cependant, à la différence du panoptique, Truman ignore qu’il est constamment surveillé, alors que le savoir du regard potentiel du gardien est la condition de fonctionnement du panoptique chez Foucault1. On voit sur le graphe son degré d’importance et sa relation directe avec Truman. Il apparaît aussi comme le leader sur le graphe d’une structure politique très organisée à la périphérie, avec les personnages qui agissent tous indirectement sur la vie de Truman.

Christoff n’est cependant pas réductible au personnage totalement manichéen du méchant insensible à Truman. Sa sensibilité est manifeste à la toute fin du show, lorsqu’il tente encore de convaincre son protégé des dangers de la vie à l’extérieur, se comportant comme une figure paternelle, certes tyrannique, mais loin d’être dénuée d’attachement. Son personnage n’est pas donc totalement négatif.

Au-delà de sa fonction politique, Christoph peut être assimilé ici comme une divinité, car il est aux commandes de tout. Truman quant à lui est comme une marionnette au service de Christoph, sa créature. C’est en ce sens que lors d’un interview avec un journaliste, Christoph, présenté littéralement comme un dieu explique: «Pourquoi pensez-vous que Truman ne s’est jamais posé de question sur sa situation jusqu’à présent? Parce que nous acceptons la réalité du monde tel qu’il nous est présenté. C’est aussi simple que ça».

C’est ce qui se passe dans notre monde actuel, le plus souvent, nous acceptons la réalité telle qu’elle nous l’est présentée et nous ne cherchons pas à faire des analyses pertinentes sur les failles qui pourraient exister. C’est souvent quand les choses deviennent extrêmes qu’on a tendance à se réveiller et prendre des mesures correctives. On retrouve le même phénomène avec Truman qui a vécu presque 30 ans de sa vie sous le contrôle total de son créateur. Il faudra l’apparition de phénomènes anormaux pour lui mettre la puce à l’oreille et le pousser à sortir de sa cage.

Le truman show : monde dystopique ou utopique ?

On peut effectivement se demander dans quel monde vit notre héros Truman. Comme nous le montre le graphe, Truman a une relation très forte avec Christoph, qui le considère comme son fils, ce qui est techniquement le cas car il a été adopté à sa naissance par le show dont il est le producteur. En outre, si Christoph est assimilé au dieu de ce monde, Truman serait donc Jésus, rôle qu’il porte bien puisque l’émission a pour but «d’inspirer et de donner de l’espoir au monde entier». Comme le dit Meryl, la femme de Truman, le show est une célébration de la vie. Le héros de l’émission interprète d’ailleurs parfaitement ce rôle, comme on le voit sur l’image d’illustration, qui montre Truman les bras ouverts, en forme de croix.

Si Christoph et ses apôtres soutiennent que le monde de Truman est monde parfait, un deuxième camp s’oppose au premier considérant l’univers de Truman comme une dystopie plutôt qu’une utopie. Pour les pro-Christoph, son univers est parfait puisqu’il est identique au monde réel, mais créé spécialement pour lui. Il contient donc tous les points positifs du monde que l’on connaît, mais sans le mal et les défauts de notre monde. En effet, dans ce monde Truman vie une petite vie parfaite: il ne manque de rien, personne ne lui ment, ne le vole ou cherche à le nuire, il a une femme qui l’aime et qui l’attend gentiment tous les jours quand il rentre de on travail. L’ensemble de l’univers tourne autour de lui, chacun est à son service.

Néanmoins, on se rend rapidement compte que la personnalité de Truman est fortement influencée par l’univers dans lequel il évolue. C’est un personnage très naïf, qui a du mal à interpréter les sous-entendus de ses interlocuteurs. On a même l’impression que lui-même joue un rôle tout au long de sa vie – voisin modèle, collègue de travail parfait, bon copain – car il cherche probablement à ressembler au monde qui l’entoure et dissimule donc sa réelle personnalité. C’est la thèse que soutient Sylvia, engagée pour la «libération» de Truman qu’elle compare à un lion en cage. En effet, notre héros est empêché par tous les moyens de vivre son rêve le plus fort: voyager.

Dans la vision de Sylvia, l’univers de Truman apparaît totalement dystopique: tout est factice, contrôlé, la liberté individuelle n’existe pas au nom d’un bonheur sur commande. L’hypocrisie de l’ami de Truman, en qui ce dernier à toute confiance, nous est particulièrement insupportable. Il abuse de cette confiance pour tenter de faire rester Truman dans le show en lui disant que tout ce qui se passe autour de lui est naturel. Nous pouvons aussi penser à la femme de Truman, Meryl, qui fait des placements de produits pour des marques alimentaires, alors qu’elle est en pleine discussion avec Truman. Ici, c’est le contrôle de nos existences par la société de consommation qui est dénoncé par le film. Finalement, Truman Show reproduit la question centrale des fictions dystopiques: faut-il préférer le bonheur à la liberté?

La mise en abyme est au centre du plaisir que nous prenons au film. La performance d’acteur de Jim Carey est prodigieuse : nous cherchons constamment à déchiffrer sur son visage s’il joue pour les autres, au citoyen modèle, ou s’il est abusé par le piège qui l’entoure, ou bien s’il a compris ce qui se trame, ou encore s’il fait semblant de faire semblant pour ne pas révéler qu’il a compris et trahir son envie de s’échapper. L’illusion de toute puissance du créateur Christoph est certes déjouée, sa propension à se prendre pour dieu moquée, mais, après tout, le personnage de Truman ne reprend sa liberté que pour mieux nous faire croire à son propre jeu.

 

 


 

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.