BioShock : la liberté sans morale ?

Auteurs : Florian Barets, Pierrot Ehrhart, Bastien Holtzinger

Critique ouverte et violente de la société moderne, BioShock marque le joueur par la noirceur et le cynisme de son histoire. La narration, quasiment unique dans le monde du jeu vidéo, engage le joueur dans des dilemmes moraux et le perturbe en le forçant à réfléchir aux systèmes politiques du monde réel. 

Le jeu croise les genres du Survival Horror et du jeu de tir à la première personne (FPS). Développé par le studio 2K Games, il est sorti en août2007 en Europe. Le joueur est plongé dans l’univers Steampunk de Rapture, une ville sous-marine des années1950, fondée pour incarner l’utopie d’un système politique purement libertarien. Mais lorsque la liberté est reine, lorsque l’éthique et la morale disparaissent, la politique sombre dans la violence et le chaos. C’est ce que dénonce BioShock, en présentant une cité cruelle, dévorée par l’avidité de ses habitants. Seul le héros a le pouvoir d’apporter à nouveau valeurs et morale. Mais ces choix ne concernent pas seulement le personnage, mais aussi le joueur à travers les dilemmes qui lui sont posés par le jeu et modifient la résolution de l’histoire. L’article ne concernera que le premier opus de la saga, scénarisé et réalisé par Ken Levine. 

Le modèle de la narration environnementale

BioShock est un jeu vidéo FPS. De ce fait, il est intéressant d’étudier la façon dont l’histoire est racontée… flingue à la main et viseur au centre de l’image. Le jeu ne se déroule pas en open-world et le joueur est constamment guidé. L’histoire a lieu dans une cité sous-marine, ce qui justifie la limitation des déambulations. Le joueur ne peut donc que très rarement choisir les lieux où il se rend. Reste que le rythme de l’histoire est impulsé par le joueur. Il faut alors s’interroger sur la réalisation du réseau de personnages. Comment réaliser un réseau de personnages dans un jeu vidéo où les rencontres avec les personnages et les échanges dépendent du joueur? 

Dans un film ou dans un livre, par exemple, tout est déjà écrit. Il est alors aisé de relever les noms des personnages par page ou par minute de film écoulée, selon la méthode employée pour réaliser les réseaux à partir du travail de Yannick Rochat. Or dans le jeu vidéo, ces rencontres peuvent fluctuer selon les choix du joueur. Il était donc important de trouver un moyen qui représenterait correctement l’importance de chaque personnage dans le jeu et sa narration. Si nous avions dû coder le flux vidéo, nous nous serions peut-être retrouvés avec un point unique représentant l’avatar du joueur, systématiquement présent, qui croise parfois quelques autres personnages, notamment lors des combats. 

Or, Bioshock déploie son univers à partir d’un principe de narration environnementale: durant l’aventure, le joueur a l’occasion de ramasser différents types d’objets, de la nourriture, des munitions, mais également des mémos. Ces mémos sont des enregistrements audios de personnages qui racontent ou expriment leurs avis sur des évènements qui se sont produits à Rapture. Ces mémos permettent de comprendre l’histoire de la ville avant que le héros n’y arrive. Cette narration environnementale est employée dans de nombreux jeux vidéo. On peut par exemple citer Horizon: Zero Dawn où le joueur récupère des documents lui qui permettent de comprendre l’histoire du monde du jeu. 

Le jeu est donc composé d’une double narration: une narration directe qui correspond à l’aventure vécue par Jack, l’avatar du héros, dans sa tentative de quitter la cité; une narration environnementale, composée de mémos relatant les faits antérieurs au jeu. Les phases de lecture ou d’écoute sont séparées des phases ludiques. Tout l’enjeu est de savoir comment ces deux narrations peuvent se compléter ou s’enrichir mutuellement. 

Nous nous sommes alors interrogés sur les moyens à utiliser pour effectuer le réseau de personnage car ces mémos ne semblent décrire que les événements passés du jeu. Ayant déjà terminé le jeu, nous savions que bon nombre de personnages présents dans les mémos étaient déjà morts. En réalité, nous ne croisons que peu de personnages des mémos dans l’aventure, même s’il s’agit généralement des plus importants. De plus, nous savions que l’histoire passée conduisait et expliquait l’aventure présente réalisée par le joueur, ce qui permettait de l’intégrer dans le réseau de personnage. Ainsi nous avons pu lier le passé et le présent de la cité. Il nous a donc semblé évident que nous devions nous baser sur les mémos pour effectuer ce réseau des personnages. Cette méthode conduit à représenter la diégèse, le monde du jeu, plutôt que la narration autour du personnage, comme si le monde avait une existence indépendante du personnage. Cette dissociation de la narration et de la diégèse (l’univers) apparaît comme une propriété originale des jeux vidéo… qui rend le médium particulièrement propice à la représentation d’univers de science-fiction ou de fantasy qui acquièrent une forme d’existence autonome. A l’inverse, au cinéma, comme dans un roman, le monde ne préexiste pas à la trajectoire des personnages. La narration est la voie unique d’approche de l’univers. 

Un point particulièrement intéressant de ce point de vue est la quasi-absence du héros sur le graphe. Le personnage central (pour le joueur) n’est pas au centre (pour l’histoire)! En effet, dans la mesure où les mémos ne concernent qu’une époque de la cité où Jack n’était quasiment pas présent, il se retrouve en marge de l’histoire contée. On ne retrouve donc dans les graphes que les personnages centraux de Rapture, tiraillés par la guerre entre Ryan et Fontaine. 

Ainsi, en construisant ces diagrammes et en analysant notre expérience de jeu, nous avons réalisé que ces mémos forment le lien étroit entre ce qu’ils racontent (le passé de la cité, de sa conception au moment présent) et ce que le personnage voit et vit. Ces mémos sont les pièces du puzzle de l’histoire de Rapture, ils permettent au joueur d’enquêter, de comprendre l’environnement dans lequel il évolue et de prendre position dans les choix politiques antérieurs à son arrivée. Ils forcent également la formation d’une opinion sur des choix éthiques et moraux à prendre dans l’instant du jeu, comme nous le verrons par la suite. Les échanges avec Atlas, un personnage parlant au joueur en direct via une radio, racontent et expliquent certains aspects du jeu, révèlent des éléments décisionnels cruciaux et entraînent des retournements de situations. 

Le coup de génie en termes narratif est cependant que les deux trame se rejoignent. Le joueur découvre ainsi progressivement l’identité d’Atlas et sa propre relation aux protagonistes du réseau principal. Ainsi, tout se passe comme si une place en creux avait été ménagée dans l’univers, tel que le réseau le représente, pour le joueur lui-même. 

Une contre-utopie libertarienne

BioShock se singularise par l’importance de la politique dans le récit. Le jeu raconte l’histoire d’une cité idéale nommée Rapture, une utopie libertarienne, qui a mal tourné. Il nous invite à réfléchir à la possibilité d’une société caractérisée par une liberté totale. Ainsi, la cité sous-marine de Rapture a été fondée par Andrew Ryan, un homme riche et influent, en désaccord avec les systèmes politiques en vigueur après la 2nd guerre mondiale. La politique de Rapture est simple: c’est un endroit libéré de toute éthique, toute morale, toute religion où chacun reçoit le produit de son propre travail. Chacun est libre de dire ou de penser ce qu’il veut. Les artistes ne connaissent pas la censure, les scientifiques n’ont plus à faire attention à une quelconque morale dans leurs travaux. Le jeu est donc issu d’une simple question de politique, sans contexte technique ou scientifique. 

«Une cité où les artistes ne craindraient pas les foudres des censeurs. Où les scientifiques ne seraient pas inhibés par une éthique aussi artificielle que vaine. Où les Grands ne seraient plus humiliés par les Petits. Et, à la sueur de votre front, cette cité peut aussi devenir la vôtre», annonce ainsi le discours enregistré d’Andrew Ryan lors de l’arrivée de Jack à Rapture. 

Ce système politique a cependant de nombreuses conséquences. Tout d’abord, chaque service de Rapture est relativement cher. Cela comprend notamment l’accès à l’eau, mais également à l’air, puisque Rapture est située sous l’océan Atlantique. De plus, une forte scission entre les classes apparaît rapidement. Les personnes qui possédaient déjà de l’argent avant Rapture mènent une vie plutôt aisée, alors que les plus démunis doivent réaliser des travaux peu agréables pour assurer leur survie. 

L’événement qui précipite Rapture vers la catastrophe est la découverte de l’ADAM par la scientifique Brigid Tenenbaum. Ce produit a la capacité de modifier le code génétique d’une personne. Il est alors possible de modifier son apparence physique à volonté. À partir de l’ADAM les scientifiques ont créé les plasmides, des produits donnant des pouvoirs spéciaux, comme le pouvoir de générer du feu, de la foudre, de la glace avec ses mains. Ces plasmides et l’ADAM sont petit à petit devenus chose courante à Rapture, et ont permis de développer encore plus la ville, ainsi que sa productivité et sa créativité. Tout le monde consommait de l’ADAM. 

Mais après que l’ADAM eut pris une place importante à Rapture, les scientifiques ont découvert que ce produit engendrait également des troubles physiques et mentaux à ceux qui en consommaient. Les consommateurs d’ADAM ont rapidement développé une forte addiction. Sans consommation suffisante et régulière, les consommateurs devenaient fous. De plus, des lésions physiques apparaissaient, transformant le corps et le visage des consommateurs. L’ADAM devint alors un pilier de la société de Rapture, chacun étant obligé d’en consommer de plus en plus afin de limiter l’impact mental et physique du manque. L’ADAM ne pouvant être produit en quantité suffisante, certains habitants devinrent des Chrosômes: des personnes en grand manque d’ADAM dont le corps et le visage sont déformés et qui, rendues folles par le manque, sont extrêmement violentes et peuvent s’apparenter à des zombies. Profitant de la situation, Franck Fontaine, un contrebandier important illégalement des denrées de la surface, a créé sa propre industrie d’ADAM, exacerbant encore plus le rapport des habitants à ce produit et permettant à Fontaine de développer son pouvoir et son emprise sur la ville. Le conflit entre Ryan et Fontaine entraîna une guerre civile dans Rapture. 

Le retour de la morale par le jeu

Dès le début du jeu, l’histoire de Rapture appartient au passé. Cependant, le joueur n’est pas passif face à cette histoire. Il a en effet le pouvoir d’en modifier la fin à travers ses choix, principalement lors de la rencontre des «petites sœurs», des fillettes modifiées génétiquement. Leur apparence est transformée. Elles ont la capacité de multiplier l’ADAM en l’avalant et ont comme rôle de retirer l’ADAM des cadavres de la ville, et de l’ingurgiter. Or, afin de survivre dans le jeu, le héros doit se procurer un maximum d’ADAM, qui sera comme une monnaie lui permettant d’acheter de nouveaux plasmides, des améliorations et de nouvelles capacités. C’est là que le joueur doit faire un choix: soit il tue les petites sœurs afin de récupérer un maximum d’ADAM et se faciliter la partie, soit il les sauve mais se complique le jeu. Il permet alors à la petite sœur de redevenir une petite fille normale. Le sauvetage de ces petites sœurs est compliqué par la présence des protecteurs, des hommes dans des scaphandres, boostés à l’ADAM et d’autres produits chimiques afin de ne rien ressentir. Ils ont pour seul rôle de protéger les petites sœurs. Ils sont des boss réguliers du jeu. 

Le dilemme est cependant adouci, dans la mesure où Tenenbaum, la créatrice des petites sœurs et de l’ADAM, promet de dédommager Jack s’il sauve les fillettes. Lorsque le héros sauve trois petites sœurs, il reçoit effectivement un cadeau de la part de Tenenbaum, sous forme de ressources. La cinématique du sauvetage montre la petite sœur se retransformer en fillette, dans des éclats de lumières et avec une musique douce et chaleureuse. En revanche, si le joueur décide de tuer une petite fille, la cinématique est bien plus sombre, la musique grinçante, pour faire culpabiliser le joueur. 

C’est la force de Bioshock: dans les ruines d’une ville anarchique où ne règne plus que la loi du plus fort, on pourrait penser qu’un jeu basé sur le principe du First Person Shooter nous inciterait à tuer tout le monde sans états d’âme afin d’éviter d’être tué à son tour. Or, le jeu nous montre qu’une alternative éthique est possible. De ce point de vue, le jeu prend le contre-pied évident de l’idéologie même qui a présidé la création de Rapture. Le joueur possède également un choix de vie ou de mort sur un personnage qui a essayé de nous tuer mais nous également aidé. Ces choix nous montrent que la question de l’éthique se pose même dans les situations les plus désespérées. Le jeu permet ici au joueur d’exprimer sa volonté. La morale du joueur intervient donc, et a un impact sur le déroulement et la fin du jeu. 

Le jeu nous offre ainsi une fin différente en fonction des choix effectués par le joueur. Si nous décidons de tuer les petites sœurs, le héros prend la tête de Rapture à la fin du jeu en devenant le successeur de Ryan. En revanche, le sauvetage des petites sœurs nous permet d’être secouru par ces mêmes les petites sœurs que nous avons sauvées auparavant. La cinématique nous montre que nous arrivons à les ramener à la surface et à leur offrir une vraie vie. Une vision du futur nous permet de voir les petites sœurs grandir à nos côtés, comme une famille. 

Alors que tous les personnages que nous rencontrons sont sans foi ni loi, l’un d’eux se distingue: celui de Tenenbaum, la scientifique repentie. Elle est la seule à s’intéresser encore au sort des autres. Elle nous supplie de sauver les petites sœurs au lieu de les tuer. On comprend au cours du jeu qu’elle est hantée par le remord de les avoir transformées et qu’elle souhaite ainsi se racheter. Alors que la science la fascinait et qu’elle pouvait se permettre de réaliser n’importe quelle expérience, allant jusqu’à enlever de petites filles innocentes, elle a choisi de renouer finalement avec la morale. Ici, c’est donc cette scientifique qui est le dernier personnage «bon». Les représentants de la politique sont tous morts, et seul un artiste peut éventuellement rester en vie si le joueur décide de l’épargner. Ce n’est cependant pas un personnage rempli de bonté et de compassion comme l’est Tenenbaum. Grâce aux choix possibles et aux différentes fins, le jeu prend position sur l’univers qu’il décrit: le laisser-faire absolu mène à la guerre de tous contre tous. Des limites éthiques sont indispensables pour éviter un effondrement. Ce dont le joueur lui-même fait l’expérience à travers son jeu. 

Ce jeu vidéo, déjà âgé mais aucunement dépassé, à l’esthétique Steampunk éblouissante, nous interroge donc sur notre idéal politique et scientifique et l’importance à accorder à l’éthique.