Auteurs : Lucas Albizzati, Martin Ertle
La distinction entre le passé, le présent, le futur n’est qu’une illusion, aussi tenace soit-elle. Hier, aujourd’hui et demain ne se succèdent pas, ils sont connectés dans un cycle sans fin. Tout est connecté. » C’est sur cette célèbre citation d’Einstein que s’ouvre la série allemande Dark, produite par Netflix et réalisée par Baran bo Odar et Jantje Friese, qui revisite avec brio les paradoxes du voyage temporel.
La série se présente comme un immense puzzle adressé aussi bien à ses personnages qu’à son spectateur. A l’origine de l’histoire, un enfant disparu lance quatre familles dans une quête éperdue pour trouver des réponses. La chasse au coupable fait émerger les péchés et les secrets de la petite ville de Winden en Allemagne. La série mélange ainsi science-fiction et polar, dans une atmosphère qui tire parfois vers le film d’horreur.
Dès le générique, une scène montre des photos de personnages interreliés, accrochées à un mur, comme un tableau d’enquête policière. De fait, jamais les réseaux de personnages n’auront occupé une telle place dans une œuvre ! Reconstituer et démêler le réseau, comprendre qui est qui, devient l’enjeu même de la série.
Un des paradoxes de la série est que la question de la science est omniprésente : celle-ci donne la clé de l’histoire, de ses paradoxes temporels et de ses multivers… alors qu’elle est peu représentée au niveau des fonctions des personnages. Seul Tannhaus, l’horloger, pourrait apparaître comme un personnage scientifique. Les autres personnages possèdent des métiers ordinaires de la petite ville de Winden, du policier à l’infirmière en passant par la principale du collège. Mais ils se transforment à leur tour en enquêteurs, opérant par déduction pour percer le mystère.
Tout le génie de la série repose sur le fait que le spectateur est exactement dans la même situation que les personnages, soumis avec la même désorientation. Le réseau de personnages apparaît incroyablement embrouillé ! Cette forme hors-norme résulte d’un récit choral qui mélange non seulement les époques, mais passe en permanence du point de vue d’un personnage à l’autre. Il représente à lui seul l’immense jeu d’enquête auquel doit se livrer le spectateur regardant la série.
La série repose essentiellement sur sa fin, qui réussit le tour de force d’intégrer de manière logique toutes les révélations du début de la première saison jusqu’au final de la saison trois. Tout mène ainsi méthodiquement à la fin. Et ce n’est qu’au dernier épisode de la série que l’on peut comprendre l’écheveau des causes, des conséquences et des solutions possibles pour mettre un terme à cet énorme paradoxe temporel. Cet immense puzzle entre polar et science-fiction mis en place depuis le début donne sa forme si particulière au récit. C’est assez rare de voir une narration aussi peu linéaire et autant déconstruite mais elle sert ici au mystère et à l’enquête de la série. La série s’ouvre en 2019, pour revenir en 1986, puis on apprend l’existence d’une faille jusqu’en 1953 et ainsi de suite. A chaque nouvelle époque, le spectateur doit reconstituer le réseau des personnages : qui est qui dans la nouvelle époque ? Qui sont les parents ou les enfants ? Qui a circulé d’un réseau à l’autre ?
Le réseau fait aussi apparaître l’importance relative de Jonas, qui guide les spectateurs dans les révélations. Le spectateur n’en sait jamais plus que Jonas. Comme lui, il se retrouve totalement choqué d’apprendre que sa petite amie du moment est en fin de compte sa tante si l’on intègre les aller-retours des uns et des autres dans le passé ! Ainsi, chaque nouvelle scène introduit son lit d’informations à intégrer dans le puzzle global. Personnages et spectateurs sont en quête de vérité. Le seul moyen de l’obtenir est de procéder par déduction, avec méthode pour suivre les implications des informations acquises. La série pousse à la regarder avec un calepin pour prendre des notes et mener l’enquête en s’arrêtant sur les révélations clé.
La temporalité est orientée dans la série. Le voyage temporel vers l’avenir n’a guère d’intérêt. C’est vers le passé que se concentrent les causes. Lorsque Jonas est projeté un an dans le futur, en 2020, à la suite d’une apocalypse, la période présente ne l’intéresse pas vraiment. Les réponses à ses questions et à nos questions se trouvent toujours en amont. Plus on remonte loin dans la temporalité de cet univers, plus on a de chances d’éviter des catastrophes et des problèmes dans le futur. Toutes les solutions faciles à cette boucle temporelle auxquelles on aurait pu penser sont néanmoins vite déjouées. Il n’y a pas d’autre choix que de pousser plus loin la quête de savoir.
Un des plaisirs visuels principaux est celui du voyage dans le temps, avec notamment le retour sur les différentes époques présentées. On apprécie de revoir les années 1950 et 1980. On pourrait se dire que la technique ne joue pas un très grand rôle, mais elle sert, à minima, à authentifier chacune des époques à travers la reconnaissance d’objets du quotidien. C’est le cas par exemple des walkmans des années 1980. Dans une des rares scènes comiques, un personnage issu des années 1980 se retrouve désorienté devant les écrans tactiles de 2020.
Au-delà de ces paysages techniques liés aux différentes époques, trois objets clés représentent la place de la technique dans la série. Le premier est la mystérieuse machine à voyager dans le temps de l’horloger Tannhaus avec son côté Steampunk, comme on le voit sur l’illustration. Deux autres objets techniques complètent le tableau : la chaise de torture installée dans la chambre des années 1980, qui représente un autre dispositif de voyage temporel, mais aussi la centrale nucléaire, soupçonnée de jouer un rôle dans les voyages dans le temps.
Ces trois objets techniques relèvent de valeurs proches : elles découlent de la science, mais leurs effets ne sont pas intégralement maîtrisés. Le cas de la centrale est emblématique. Elle est présentée comme une technologie d’avenir en 1953 et on assiste à sa fermeture en 2020. Mais on apprend aussi qu’il y a eu des accidents, du caché. Il faut enquêter sur les registres et les livres de compte pour trouver le problème. Les trois objets sont des merveilles scientifiques, au sens où ils tranchent avec le monde technique ordinaire banal en 2019, source de nostalgie en 1986 ou d’exotisme historique en 1953.
Finalement, la série met en scène un affrontement binaire entre deux groupes, dans une forme de politique teintée de religion. Nous avons d’un côté les suivants d’Adam qui veut détruire l’humanité par une apocalypse. S’il brise le cycle, un paradoxe se produit et détruit toute existence. De l’autre, nous avons le groupe d’Ève qui veut perpétuer le cycle à jamais.
Chacun des protagonistes agit dans son intérêt personnel et émotionnel. Ève veut sauver son enfant et Adam veut supprimer ce qu’il considère comme l’anomalie. Cette binarité est cependant sans manichéisme. La série nous amène à comprendre et embrasser les réflexions et motivations des deux camps, en nous amenant à prendre parti pour l’un ou l’autre selon les points de vue. Chacun des points de vue est défendable, car chacun pense détenir la vérité, alors que l’on finira par apprendre qu’ils se trompent tous les deux grossièrement.
De polar scientifique, la série se transforme ainsi progressivement en un puzzle éthique. On retrouve un dilemme politique moral entre amour et vertu. D’un côté, la conservation de l’existence des personnages procure un bonheur personnel à court terme ; de l’autre, les personnages peuvent viser une sorte de justice à long terme, permettant de supprimer définitivement la source du problème. Si la quête de savoir était la clé durant la première saison, ses réponses ne suffisent pas à résoudre l’énigme morale. De science-fiction passons-nous à une éthique-fiction ? La science serait-elle finalement débordée par des considérations métaphysiques et religieuses ? On peut ainsi noter l’apparition et l’utilisation de tout un vocabulaire religieux durant le « combat » entre la voie d’Adam et Eve.
La série ne se contente cependant pas du statu quo : Jonas et Martha « originels » sont en réalité les seuls personnages n’agissant pas simplement pour eux-mêmes, mais pour retrouver un équilibre commun. Il existe alors une notable différence entre les choix d’Adam et Ève et ceux de Jonas et Martha, qui conduisent à de nouvelles conceptions éthiques et politiques, privilégiées par la série. Mais, c’est d’autant plus paradoxal que l’on sait que Jonas est Adam et Martha Ève à l’intérieur du cycle ! C’est à ce stade que la série nous fait comprendre l’importance qu’a pris l’aspect éthique au-delà du scientifique.