Auteurs : Eliott Erhart, Arthur Aquilano, Arnaud Planchin, Théo Gougeon
Dans Stanley Parable, le joueur se retrouve au tout début du jeu face à un choix : faut-il emprunter le couloir droit ou le couloir gauche ? La voix du narrateur l’incite fortement à aller à gauche. Mais le joueur peut choisir à sa guise et désobéir à la voix. Est-il libre pour autant ? Le jeu ne nous incitait-il pas, en réalité de manière perverse, à prendre à droite ? Et le choix du couloir introduit-il une quelconque différence ou nous ramène-t-il au même embranchement ? Le joueur n’est-il pas toujours sous la coupe du développeur ? Ce sont les questions que pose Stanley Parable qui nous amènent à réfléchir sur la liberté et ses illusions en jeu vidéo.
Qu’est ce qui fait un bon jeu ? Les joueurs, comme la critique, citent souvent cet élément de liberté. Le jeu vidéo idéal serait celui dans lequel on pourrait faire “tout ce que l’on veut”, où le jeu se plierait aux souhaits du joueur. Mais cette liberté absolue est-elle possible ? Est-elle même souhaitable ?
La liberté dans les jeux peut recouvrir de nombreuses dimensions. Être libre, est-ce la possibilité d’aller partout où on le souhaite, sans être contraints par les sacro-saints “couloirs” du jeu vidéo ? Ou bien la liberté consiste-t-elle à faire ses choix et à impacter l’histoire ? En réfléchissant aux différentes acceptions de la liberté ludique, il nous semble possible de les caractériser selon les dimensions suivantes : l’espace, le temps et le gameplay.
La dimension spatiale concerne la manière dont le jeu conduit le joueur à se déplacer dans son univers. Nous pouvons penser à trois archétypes du jeu vidéo. Le degré zéro de liberté se retrouve dans les “mondes-couloirs”. Ce design spatial est très présent dans les jeux de type Walking Simulator : on avance dans le jeu en suivant un chemin principal, souvent amené par une histoire. Bien qu’il soit possible d’explorer à droite à gauche, les limites de terrain sont très restreintes et l’environnement est conçu de manière à faire avancer le joueur dans la direction prescrite.
En faisant sauter les limites du couloir, on arrive à la formule du “monde ouvert”. C’est certainement le choix le plus prisé par les gros studios de développement aujourd’hui. Le joueur a la liberté d’aller quasiment partout où il veut, quand il le veut. Certains passages peuvent cependant rester fermés au joueur tant qu’il ne remplit pas certaines conditions (équipement à débloquer, niveau insuffisant, etc…).
Mais nous pouvons encore penser à un dernier degré de liberté au-delà du monde ouvert : le “monde infini”. Aucun jeu vidéo ne peut proposer de monde infini à proprement parler, mais cette catégorie concerne les jeux à génération procédurale où le programme génère de nouveaux environnements jusqu’aux limites de ses capacités. Ici, l’environnement est si grand qu’il est impossible de l’explorer en entier.
Un jeu qui représente bien la liberté d’espace est Zelda Breath of the Wild, le monde est ouvert et assez vaste pour ne pas voir facilement les limites du jeu.
Si l’espace du jeu définit une première dimension de la liberté, la dimension du temps ouvre d’autres possibilités. L’aspect temporel touche au déroulement de l’histoire. L’analogue temporel du “monde-couloir” serait les jeux dont l’histoire est linéaire : on avance de mission en mission, d’aventure en aventure, et on suit cette histoire d’une traite, sans pouvoir rien y changer, comme si on regardait un film.
Un autre modèle nous est offert par les jeux qui proposent de faire l’histoire dans “n’importe quel ordre”. Dans ces expériences, le joueur peut décider entre plusieurs aventures en même temps et les mener à bien dans l’ordre de son choix. Ce modèle possède des affinités très fortes avec la structure des mondes ouverts : les choix dans le temps – l’ordre de résolution des missions – et dans l’espace se recouvrent.
Un troisième schéma repose sur la présence de fins multiples : tout au long de son aventure le joueur réalise des choix, accomplit des actions, l’histoire s’adaptant à ses décisions. Ce dernier modèle est positionné comme l’analogue des jeux à « mondes infinis », mais il est cependant loin d’offrir la même liberté. S’il est possible d’engendrer à l’infini, de manière procédurale, de nouveaux espaces, il apparaît beaucoup plus difficile de le faire pour ce qui est d’engendrer à la volée des histoires qui conservent leur cohérence, en fonction des joueurs. On peut cependant se demander si les récents progrès de l’intelligence artificielle ne pourraient pas conduire à une révolution ludique en la matière.
Enfin, la troisième dimension du gameplay concerne les façons de jouer offertes par le jeu. Ici, encore, nous retrouvons trois degrés de liberté.Un premier ensemble de jeu n’offre qu’un choix entre quelques actions, répétées au cours du jeu, sans permettre de résoudre les problèmes par plusieurs voies différentes.
Dans un deuxième type de jeu, le joueur a la possibilité de choisir la manière dont il va résoudre les problèmes qui lui sont posés par le jeu. Ainsi, par exemple, le joueur choisit s’il préfère adopter un style furtif ou foncer dans le tas comme une brute.
Mais nous pouvons encore penser à un dernier style, que nous appellerons le gameplay polyvalent. Dans ces jeux, une multitude d’options est proposée au joueur, elles évoluent tout au long de son aventure. Non seulement le joueur doit apprendre à les maîtriser, mais elles conduisent parfois à des solutions originales, par des combinaisons d’effets que les développeurs n’avaient pas forcément anticipés.
Un jeu illustrant la liberté de gameplay est Skyrim. Non seulement on peut choisir quel type de héros on veut incarner, mais on peut ensuite choisir les compétences de son personnages, dans une combinatoire particulièrement développée !
Nous venons donc de définir trois composantes majeures des jeux vidéo, qui varient chacune selon trois degrés de liberté différents. Pour chacune des positions de la grille, nous pouvons trouver un exemple de jeu, comme on le voit dans le tableau suivant :
Ce tableau fait émerger une question nouvelle. Si la liberté dans les jeux vidéo reçoit une définition plurielle, est-il possible d’avoir des jeux qui conjuguent toutes ces dimensions ? Un jeu qui serait libre sur tous les aspects est-il possible ? Quel jeu offre la liberté maximale ? Or, ce que montre notre grille est qu’il paraît particulièrement difficile de conjuguer tous les degrés de liberté ! Quand un jeu atteint le maximum dans sa catégorie, il se caractérise aussi par des degrés de liberté réduits dans les autres.
Ainsi par exemple un visual novel comme Steins Gate permet une très grande liberté dans l’exploration des choix possibles, avec une histoire marquée par énormément d’embranchements, mais il ne possède aucune liberté de gameplay, ni de navigation spatiale. A l’inverse, un jeu à monde et gameplay ouvert comme Zelda Breath of the Wild est limité dans ses options narratives. Est-ce à dire que la liberté absolue est un idéal inatteignable en jeu vidéo ?
La liberté du joueur se traduit souvent comme des contraintes pour les développeurs ou producteurs. Prenons l’exemple du film interactif Bandersnatch sorti à la fin de l’année 2018, qui fut un réel succès sur la plateforme de streaming Netflix. Pourquoi le succès n’a-t-il pas débouché sur un nouveau genre de jeu ? Une réponse tient au coût de production. Les différents scénarios, que l’on peut compter par dizaines, comme on le voit sur l’image, font perdre un temps énorme et coûtent extrêmement cher. Certes, le spectateur est ravi car il impacte réellement le scénario, mais il ne voit qu’une partie infime de tout ce qui a été produit ! Une part considérable des coûts de production est gâchée.
Sur un schéma comme celui-ci, on voit bel et bien qu’on perd énormément de temps et d’argent à tout produire. Mais sur ce plan, le jeu vidéo possède un immense atout par rapport au modèle du cinéma interactif : les acteurs sont remplacés par des personnages numériques et les techniciens de studio par des développeurs. La liberté a toujours un coût, mais la plasticité du numérique le rend plus accessible.
Prenons un exemple simple : les assets. Une fois qu’un personnage ou un élément de décor est créé, il est très facile de le réutiliser pour remodeler la façon dont on voudrait le voir apparaître. C’est en grande partie grâce à cette technique que les développeurs gagnent un temps phénoménal. On pourrait aussi citer d’autres techniques comme la génération procédurale qui permet aux développeurs de délaisser certaines tâches rébarbatives. C’est notamment grâce à cette méthode que le jeu No Man’s Sky est infini et que chaque joueur vivra sa partie dans un univers différent des autres.
Enfin, les développeurs utilisent aussi une ruse bien à eux : faire croire à la liberté grâce aux choix ! Illustrons cela avec une autre catégorie de jeu, les fictions interactives du studio Telltale. Leurs jeux font faire des choix au joueur, mais ces choix sont largement illusoires, l’histoire nous ramenant systématiquement aux mêmes évènements. Sur le plan spatial, on peut retrouver la même chose avec Elden Ring qui utilise les mêmes environnements à la surface et dans les catacombes. Ces petits détails, qui passent inaperçus aux yeux du spectateur, sont en fait un gain de temps et d’argent colossal pour les développeurs.
On peut se demander si ces petites astuces n’entretiennent pas une relation de rivalité psychologique entre le joueur et le développeur : au second de faire croire au premier qu’il est libre tout en exploitant tous les raccourcis possibles pour économiser les coûts d’une liberté véritable. C’est précisément ces ruses que dévoilait Stanley Parable en poussant le joueur à se révolter contre les contraintes imposées par les créateurs.
La liberté dans les jeux vidéo est constamment mise en avant. On l’associe à des titres particulièrement appréciés comme GTA V ou Minecraft. Ce dernier incarne la réussite de la génération procédurale : il est actuellement le jeu le plus vendu du monde avec plus de 238 millions de copies vendues. Mais ce qui fonctionne très bien pour un jeu de construction dont le scénario tient sur une feuille de papier à cigarette est-il transposable pour d’autres genres de jeux ? Du point de vue du joueur, la liberté est-elle toujours souhaitable ?
Un contre-exemple pourrait être les jeux de guerre, comme Battlefield. Laisser le joueur faire tout ce qu’il souhaite rendrait le jeu incroyablement complexe, au point que l’expérience du joueur serait abîmée. Le joueur ne saurait pas quoi faire et risquerait de se retrouver perdu, alors que le cœur du jeu est ailleurs. Dans ces jeux nous avons besoin d’un cadre qui permet au joueur de se focaliser sur l’activité. La liberté – qu’il s’agisse d’espace, de temps ou de gameplay – n’apporte pas grand chose à ce genre de jeu.
Une des autres limites de la liberté peut tenir au caractère décevant des univers engendrés par la génération procédurale. L’exemple du jeu No Man Sky est emblématique : il est possible d’explorer l’univers entier, mais à quoi aller ici plutôt que là-bas ? Le jeu libre est menacé par deux risques : la désorientation du joueur et l’ennui face à la répétition de mondes, certes toujours différents, mais peu étonnants à la longue.
On peut aller au-delà et se demander si la liberté ultime ne serait pas contraire au principe du jeu lui-même. L’exigence de liberté ne s’oppose-t-elle pas à la présence des règles du jeu ? Selon la conception du philosophe Colas Duflo, le jeu se définit comme “léga-liberté”, “liberté dans les règles”. La liberté absolue n’a pas de sens. Pour qu’il y ait jeu, il faut que les choix soient bornés par les règles du jeu. De fait, un jeu sans règles, comme Goat Simulator où tout est permis, est souvent fun au début, mais il perd de l’intérêt assez rapidement. Il n’y a plus d’objectif pour le joueur. Il n’y a plus de perdant ou de gagnant. Même dans Minecraft, il existe des « règles » et des « objectifs » qui rendent le jeu intéressant sur la durée.
Un jeu qui représente bien la liberté absolue est Kenshi, qui fait vivre une expérience inédite où l’on développe réellement son personnage. Il n’y a pas de règles, ou tellement peu de règles que beaucoup de joueurs ont cherché comment jouer au jeu sur internet. Ce jeu demande énormément de patience. De plus, un mauvais choix au départ peut entraîner une partie entière à être esclave ! Le jeu reste très bon, mais la formule paraît difficilement généralisable. Face à ces difficultés, les développeurs font le choix de cadrer le jeu en introduisant une histoire qui donne au joueur un but et une direction privilégiée. La liberté ultime paraît difficilement envisageable sur les trois dimensions que nous avons identifiées. Non seulement, les coûts de production exploseraient, mais il n’est même pas sûr que ces jeux seraient encore intéressants pour le joueur, désorienté devant des options infinies.