Auteurs : Nicolas Marcelin, Simon Illouz-Laurent
Chacun connaît les séries Super Mario ou Zelda, et pourtant tout un pan du jeu vidéo made in Japan nous demeure inconnu. A commencer par le visual novel (VN), un genre de jeu vidéo originaire du Japon, souvent destiné au marché du PC, produits par des amateurs ou des sociétés de petite taille et qui se caractérise par un fort accent mis sur l’histoire et les personnages. Le joueur suit une trame narrative en faisant parfois des choix qui influenceront l’intrigue et la fin du jeu. Le visual novel est caractérisé par un design minimaliste : des illustrations en arrière-plan fixe, beaucoup de dialogues qui défilent au bas de l’écran, l’animation des personnages étant réduite à quelques légères modifications, comme on le voit sur l’illustration.
Ce design ne fait pas l’unanimité. Pendant longtemps les visual novels ont pu être considérés comme l’antithèse des jeux vidéo : pas de victoire ou de défaite, pas d’exploration en 3D ou 2D, une interactivité réduite, une activité de jeu principalement tournée vers la lecture. Mais pourquoi jouer à de tels jeux ? De quoi le visual novel est-il seul capable, qui défie les possibilités des jeux classiques ?
Au cours des années 1990, le genre a connu un essor grâce à la popularité de titres tels que « Fate/stay night » et « Kanon », qui ont été adaptés en anime et en manga. Le VN est devenu l’un des genres de jeux vidéo les plus populaires au Japon grâce à sa facilité de conception due à des moteurs de jeux spécialisés, très simples à prendre en main, qui permettent à des amateurs de se lancer dans la production. Les visual novels ont également commencé à être publiés sur des consoles de jeux vidéo, ce qui leur a permis de se faire connaître auprès d’un public plus large.
Au début des années 2000, le genre a continué de se développer, avec la sortie de nombreux titres populaires tels que Clannad ou encore la célèbre série d’enquêtes judiciaires Phoenix Wright: Ace Attorney, publiée sur Nintendo DS. Le genre a fini par atteindre l’occident à partir des années 2010, grâce à la traduction de certains titres et à l’adoption de cette forme de narration par d’autres genres de jeux vidéo. Si bien que ce genre typique des subcultures japonaises est devenu un mode de narration commun à de nombreux jeux vidéo produits partout dans le monde.
Les visual novels sont souvent comparés aux jeux vidéo traditionnels en raison de leur présence sur les plateformes de jeu et de leur similitude visuelle. Cependant, ils sont généralement considérés comme étant très différents des jeux vidéo traditionnels en termes de gameplay et de contenu. La critique selon laquelle les VN ne sont pas de “vrais jeux vidéo” est particulièrement répandue !
L’aspect le plus troublant tient aux limitations drastiques du gameplay, qui peut même être parfois totalement inexistant ! Le jeu vidéo est-il possible sans interactivité ? Les visual novels se concentrent principalement sur la narration et la présentation de l’histoire, au détriment des éléments de gameplay habituels, tels que les combats ou la résolution de puzzles.
Janelynn Camingue, Elin Carstensdottir et Edward Melcer ont consacré une étude statistique à la définition du genre. Le graphique suivant montre la fréquence des interactions des joueurs avec le jeu et permet de constater que la plupart des jeux semble proposer un gameplay monotone et fort éloigné du rythme vidéoludique habituel.
La même étude met en lumière le fait que la plupart des caractéristiques habituellement attribuées au jeu vidéo sont en retrait dans le genre du visual novel.
Malgré cela, l’essence des visual novels réside dans leur capacité à offrir une expérience de jeu engageante grâce à leur histoire complexe et bien écrite. Ils peuvent également inclure des éléments de choix et des embranchements narratifs, ce qui donne aux joueurs un certain degré de contrôle sur le déroulement de l’histoire et leur permet de découvrir différentes fins possibles en fonction de leurs décisions.
Pour certains joueurs, cette possibilité d’explorer différentes branches de l’histoire est une partie importante de l’expérience de jeu. Ils peuvent être curieux de voir comment leurs décisions affectent l’histoire et de découvrir toutes les fins possibles. Cela peut également ajouter une couche de rejouabilité au jeu et rendre chaque partie unique.
Il est également possible que certains joueurs apprécient simplement le fait de pouvoir prendre leur temps pour explorer une histoire à leur guise, sans avoir à se préoccuper de niveaux ou de combats difficiles. Le visual novel est alors vu comme une manière de jouer sans avoir à « jouer », mais en se relaxant sans effort, en faisant tendre la posture du joueur vers celle du lecteur ou du spectateur.
De plus, l’exploration de toutes les branches possibles d’une histoire peut être une façon pour les joueurs de découvrir de nouvelles informations sur les personnages et l’univers du visual novel, ce qui peut renforcer leur engagement envers les personnages. En fin de compte, la possibilité d’explorer toutes les branches d’une histoire est l’une des principales raisons pour lesquelles les joueurs apprécient ce genre de jeu.
Les visual novels comportent, de ce point de vue, une dimension de puzzle. Ils se présentent souvent sous la forme de jeux d’enquête, qui supposent de parcourir et débloquer l’ensemble des embranchements narratifs, pour obtenir le fin de mot de l’histoire. Cette complexité narrative fait que les visual novels sont parfois associés à l’utilisation de tableaux Excel dans leur gameplay pour se repérer dans l’ensemble des routes possibles.
Au final, la formule ludique paraît singulièrement contradictoire : quoi de commun entre se passionner pour une histoire d’un côté, remplir un tableau de données de l’autre ?
La formule ludique du visual novel se trouve historiquement liée à trois genres particuliers : l’érotisme, l’enquête et le mélodrame. On constate que ces trois genres sont peu représentés dans le jeu vidéo occidental.
Tout d’abord, il existe une relation étroite entre les visual novels et la pornographie, liée à l’émergence du genre dans les années 1980. Les premiers jeux, dits “eroge” ont été développés au Japon dans les années 1980, en même temps que l’explosion de la culture otaku et de la popularité des mangas et des animes. Ils étaient généralement publiés sous forme de jeux téléchargeables et distribués via des magazines spécialisés ou des boutiques en ligne.
Dans les années 1990, les jeux eroge ont commencé à être publiés sur CD-ROM et sur des consoles de jeux vidéo, en dépit des restrictions de contenus imposées par les fabricants de consoles. Dans les années 2000, les jeux eroge ont continué à être publiés sur différentes plateformes, y compris désormais les appareils mobiles. Ils ont également commencé à être traduits et publiés en dehors du Japon, ce qui a contribué à leur popularité dans d’autres parties du monde.
Ces origines pornographiques continuent d’influencer la structure de base des visual novel. En effet, les eroge étaient souvent des jeux de drague ou de “harem” qui consistent à collectionner les conquêtes. Chaque embranchement narratif correspond à un personnage, féminin ou masculin, à ajouter à sa collection ou à son tableau excel ! Le mode de représentations des personnages reste aussi très semblable entre les eroge et les autres types de visual novel. Une part importante des eroge délaisse, en effet, les représentations directement pornographiques au profit de petits troubles qui affectent le personnage, comme les larmes, le rouge aux joues, de petits mouvements des yeux ou de la tête, qui correspondent bien à la fixité de la représentation des personnages dans tout le visual novel.
Au-delà de l’érotisme, il est facile de comprendre pourquoi les visual novels présentent souvent une composante de jeu d’enquête. Dans ces cas-là, le joueur doit résoudre une énigme ou un mystère en recueillant des indices et en interrogeant des personnages. Les indices peuvent apparaître sous forme de documents, de photos ou de témoignages de personnages. Le joueur doit les analyser et les mettre en relation pour comprendre ce qui s’est passé. Le gameplay d’enquête peut prendre différentes formes, allant d’un simple questionnaire à un système de déduction complexe qui nécessite de rassembler des preuves et de les présenter devant un tribunal.
Un bon exemple de ce genre est Steins Gate (Nitroplus, 2009) : un jeu d’enquête appartenant au genre de la science-fiction, si prisé qu’il a été adapté en série animée en 2011. Le jeu explore la thématique du voyage dans le temps et la possibilité de changer le futur ; un type de narration particulièrement propice à la structure en embranchement du visual novel.
Si on comprend aisément pourquoi le VN est adapté à des jeux d’enquête, bien plus que des genres comme le FPS ou le jeu de plateforme, le cas du mélodrame représente une énigme. D’autant plus que les jeux “classiques” qui essayent de nous émouvoir se caractérisent par l’emprunt aux moyens du cinéma, que l’on songe à la célèbre cinématique de la mort d’Aeris dans Final Fantasy VII ou aux jeux du studio Quantic Dream qui se présentent comme des films interactifs, avec des acteurs en motion capture.
Comment le Visual Novel pourrait-il nous émouvoir avec des moyens audiovisuels aussi pauvres ? Certes, le scénario peut être émouvant, mais comment s’attacher à un personnage dès lors qu’il s’agit d’explorer compulsivement toutes les routes en complétant son carnet de notes ? Une piste réside peut-être dans l’état dans lequel le joueur est quand il parcourt un VN : il ne peut rien se passer de très important pendant une très longue période, si bien qu’un un événement dramatique suffit à bouleverser. Ici, le minimalisme du visual novel est une aide plutôt qu’une entrave à la survenue de l’émotion.
La formule du visual novel a influencé d’autres jeux vidéo, qui ont adopté certaines de ses caractéristiques, comme la présentation en illustration fixe avec des dialogues et des choix qui influencent l’histoire. De même, il a été influencé par d’autres genres de jeux vidéo, comme les jeux de rôle et les jeux à choix multiples. Un exemple de jeu hautement influencé par le visual novel est Persona 5 (Atlus, 2016), qui mélange combat et visual novel. De même, 13 Sentinels: Aegis Rim (Atlus, 2019) a adopté une structure de visual novel, combinée à un jeu de combats tactiques, pour raconter son histoire complexe, liée à des voyages dans le temps. Les choix du joueur ont une influence sur l’intrigue, qui repose sur l’exploration de l’histoire de chaque personnage.
La vague contemporaine du visual novel, hybridé avec d’autres gameplay, s’inscrit dans le renouveau, au plan international, de la fiction interactive. Le visual novel rend possible à bas coût l’intégration d’histoires plus développées, dont la complexité n’a rien à envier, aux séries télévisées. Il constitue un genre mixte entre la lecture, la bande dessinée, le jeu vidéo qui peut rebuter les joueurs de jeux traditionnels, mais aussi attirer de nouveaux publics. Les visual novels proposent une alternative à la vision occidentale de l’interactivité du jeu vidéo et questionnent les limites de notre définition du jeu vidéo.