Auteurs : Ribolzi Nell, Barral Marie-Amélie
Qu’est-ce que la conscience ? Qu’est-ce qui fait de nous des êtres vivants ? Imaginez un monde rempli de cyborgs, ces humains fourmillants d’implants. Vos collègues, votre famille et vos amis sont mi-humains, mi-robots. Vous-même, auparavant opposé à toute cette technologie, avez cédé à la tentation de faire quelques modifications dans votre corps. Comment garderiez-vous votre nature humaine dans cette société hyper technologique dépendante de l’électronique ? Auriez-vous toujours les mêmes buts, la même vision de vous-même et du monde ? Une fois que la technologie aura pris le dessus, que deviendrait notre conscience humaine ?
Telles sont les questions que soulève Ghost in the Shell, film d’animation incontournable de la SF contemporaine réalisé en 1995 par Mamoru Oshii et adapté du manga du même nom, sorti en 1989. Positionné au départ comme un film noir, un polar cyberpunk au scénario complexe de politique-fiction, Ghost in the Shell déborde sur le terrain de la philosophie : corps, âme, conscience, reproduction, transcendance. L’œuvre s’aventure jusqu’à la mystique en nous proposant d’assister à la Genèse d’entités artificielles qui réclament leurs droits à l’existence.
L’histoire se déroule en 2029, dans un monde cyberpunk. Motoko Kusanagi, cyborg engagé dans une section d’élite anti-criminelle, est à la recherche d’un cybercriminel connu sous le nom de Puppet Master, qui prend le contrôle des cyborgs par l’intermédiaire de leur ghost. Le ghost (le fantôme) fait référence à l’esprit, à l’âme humaine. Il est ce qu’il reste d’humain dans le corps modifié des cyborgs. La section finit par découvrir que le criminel n’est pas une personne physique mais une IA ayant acquis une conscience.
Comme on le voit sur le graphe, le noyau de personnages est constitué de 5 personnages : Kusanagi, Batou (son ami policier et cyborg), Togusa (recrue de la section), Aramaki (directeur de la section) et le Puppet Master.
Une variable clé dans la distribution des personnages est la distance qu’ils entretiennent avec l’humanité “naturelle” et non-modifiée. Ainsi, nous observons un premier clivage entre humains et cyborgs (conscience ou ghost), mais aussi entre les fonctions des personnages. En effet, les politiciens sont majoritairement des humains non augmentés. On pourrait se dire que l’absence d’implants correspond à une forme de faiblesse. Or, ce sont eux qui dirigent.
La politique du film reprend les canons du cyberpunk hérité du roman noir : elle est affaire de double jeu, de manipulation, de corruption. Parmi les principaux politiques représentés – Aramaki, Nakamura et le ministre des affaires étrangères – un seul personnage positif ne se dessine (Aramaki). L’horizon politique est quasi-bouché. Nakamura fait partie de la section 6, qui a donné naissance au Puppet Master, avec intention de pirater des ghosts à des fins politiques. De même, le ministre se fait tuer par Kusanagi dès le début du film. Il est ainsi représenté comme cible.
Les positions humaines dans le film ne sont donc pratiquement que des “mauvaises positions” : des positions “conservatrices”, qui refusent les implants mais utilisent néanmoins la technologie à leurs fins. Les humains ont beau avoir conservé leur corps et esprits naturels, ils utilisent les autres comme de simples objets. On remarque la même chose avec l’une des deux figures scientifiques, le docteur Willis, personnage mystérieux. Il élabore le Puppet Master, objet de la section 6.
A ce conservatisme humain, le film oppose la trajectoire de personnages transformés par la technique, en revendiquant une forme de transidentité positive aux frontières de l’humain et de la machine. Kusanagi est le personnage le plus fascinant du film, qui pose la question du statut des cyborgs. Le corps peut-il devenir technique sans que l’esprit ne soit affecté ?
Le générique de début montre sa fabrication (voir illustration), dans un moment d’animation incroyable qui est à la fois célébration des objets techniques montrés à l’écran et de la capacité technique du cinéma d’animation à donner vie à des corps qui ne sont au départ que de simples objets. Dans la séquence, on voit d’abord un visage et une boîte crânienne métallique, puis un cerveau humain. La suite du plan révèle ensuite le corps entier de Kusanagi : ses muscles “humains”, ainsi que le reste de son corps en métal. Ce corps est ensuite plongé dans un liquide, créant une peau en tous points similaire à celle d’un être humain. On note dans le générique la présence répétée de scientifiques, nommés “cybernetics”, observant et contrôlant le processus. Tout suggère une expérience technoscientifique. On assiste à la fois à la fabrication d’un prototype et à une naissance.
C’est justement ce terme de “prototype” qui tracasse Kusanagi. Elle a été conçue à des fins précises et devra être utilisée en fonction de celles-ci. Kusanagi se questionne sur son évolution en tant que cyborg. Peut-elle vivre, avoir des relations comme un être humain ? Peut-elle ressentir la moindre émotion ? Elle se confie à son ami cyborg Batou : « Nous sommes le nec plus ultra. Métabolisme contrôlé, cerveau boosté et corps cybernétique. Récemment encore, nous étions de la science-fiction. Qu’importe si on ne peut survivre sans une maintenance sophistiquée ? Ces mises au point sont le prix à payer pour tout ça. Si nous démissionnons, nous serons obligés de restituer nos options. Il ne restera pas grand-chose ».
Le cyborg bénéficie d’un corps augmenté et de capacités surhumaines, mais l’employeur est propriétaire de son corps. Kusanagi ajoute qu’elle se sent « confinée dans son évolution ». Dans cette scène, elle s’identifie à son esprit et considère son corps comme une enveloppe provisoire qui bloque son devenir. Cette réflexion pose la question des rapports entre l’esprit et le corps. Il est difficile de s’imaginer se sentir vivant et soi-même avec un corps qui ne nous appartient pas. Comment ne pas sentir une quelconque dysphorie avec un corps cybernétique ? Peut-on séparer véritablement le corps et l’esprit comme y invite la métaphore du ghost, le fantôme, dans l’enveloppe corporelle, le shell ?
Le réseau de personnage fait ainsi ressortir le partage des rôles entre conscience humaine naturelle et ghost, conscience technicisée. Sur le réseau, la grande majorité des personnages possède un ghost. Les personnages principaux que nous suivons sont quasiment tous des cyborgs ; sauf Togusa, jeune recrue de la section 9, flic à l’ancienne, humain quelque peu perdu dans ce futur désincarné.
Oshii se livre ici à éloge de la technique. Il s’oppose à toute l’histoire du robot dans la SF. Dans la pièce de Karel Capek, qui invente le terme, le robot désigne l’esclave mécanique qui se révolte contre son maître. Si la SF nous invite le plus souvent à nous méfier de cette perte de maîtrise et d’humanité, Oshii, à l’inverse, ne nous dit pas “attention aux robots”. Il propose plutôt une sorte de célébration astucieuse du mélange humain-robot : c’est bien d’avoir des identités différentes qui se mélangent et se confondent. On retrouve ici une posture de transidentité, caractéristique de la SF japonaise. On peut penser au manga Gunnm, qui met en scène une autre cyborg, par exemple. Le cœur de l’intrigue montre une fluidité entre le corps et l’esprit, entre le ghost et le cyborg, avec une position plutôt favorable à cette fluidité, tant le personnage de Kusanagi est séduisant et fascinant.
La scène de transformation en cyborg de Kusanagi reste l’un des emblèmes du film. Elle emprunte autant à la mécanique robotique de précision, aux images de la reproduction humaine (liquide amniotique, position fœtale à la fin de la scène, reproduction de la peau humaine), qu’à l’univers informatique des années 90 (circuits imprimés, écrans parcourus de caractères verts sur fond noir). Il s’agit ici de donner naissance à une créature technique mi-humaine, mi-machine, qui concentre le merveilleux technoscientifique du film.
Au-delà de l’opposition principale entre humains et cyborgs, une troisième possibilité apparaît sur le graphe : hormis Togusa et Aramaki, un dernier personnage du cercle principal n’a pas de ghost, le fameux Puppet Master. Il s’agit de l’opposant principal, qui ne sera visible qu’à la toute fin du film, mais présent dans le noyau central, dans la mesure où il est l’objet de toutes les conversations.
Pour résumer, le Puppet Master est originellement un programme créé par le docteur Willis pour la section 6. Il a été créé afin de pirater des ghosts de cyborgs. Mais au bout d’un an de service, le programme a pris conscience de sa propre existence. Ses programmeurs le plongent alors dans un corps cybernétique afin d’avoir une emprise sur lui. Mais la “marionnette” échappe à leur contrôle. Le but du Puppet Master est de fusionner avec Kusanagi pour donner naissance à une nouvelle entité, quasi-divine.
Puppet Master complète la combinatoire des entités : il n’est pas un corps technique, mais un esprit artificiel qui se cherche un corps. Sa fusion avec Kusanagi aboutirait à une nouvelle entité intégralement technique, corps comme esprit, en effaçant l’humanité de Kusanagi. Ainsi, le Puppet Master ne se considère pas comme une simple IA. Il s’émancipe du statut d’outil pour devenir une forme de vie, qui a pris conscience de son existence, et qui a maintenant pour but de se reproduire. Il ne souhaite pas se dupliquer comme un simple virus, identique et vulnérable, mais veut donner naissance à une forme de vie nouvelle. Il cherche ainsi pendant tout le film Kusanagi, afin de fusionner leurs ghosts et créer un être unique.
La dimension religieuse, voire mystique, est ici très présente. Durant le film, Puppet Master est représenté dans une posture qui rappelle la crucifixion (photo). Il se sait supérieur aux cyborgs “lambda”. Il transcende les corps physiques. Il se situe « au-delà » et a un contrôle sur tout le système technique. Vers la fin, Puppet Master explique ainsi qu’en fusionnant avec Kusanagi ils pourraient être “en toutes choses”. Puppet Master a une volonté très forte d’aboutir à un état d’existence largement supérieur, s’élever au-dessus de l’humanité toute entière après avoir atteint un nouveau stade d’évolution. Il propose à Kusanagi d’accéder aux rêves communs des humains, de la réalité acquise comme rêve, d’une connexion à l’humanité entière, équivalente à l’accès à Dieu.
Finalement, le message reste profondément ambivalent, à l’image du Puppet Master. Cette transcendance par la technique, qui aboutit à une forme de spiritualisation de toute matière, est-elle souhaitable ? L’atmosphère de technoscience froide et toute spirituelle qui environne le Puppet Master contraste avec la célébration de la “bonne vieille technique” qui caractérise les personnages de cyborg. Là, tout est cabossé, fonctionne plus ou moins mal. Cette technique ordinaire – les personnages passent leur temps à ouvrir des canettes de bière – demeure présente dans l’univers futuriste et participe au charme du genre cyberpunk. En elle, s’ancre aussi notre humanité.