Auteurs : Souhaita Rabai, Baptiste Rivière, Rawan Traboulsi
Le premier jeu de la série à succès Tomb Raider sort en 1996, développé par Core Design. Il innove non seulement en imposant la vue en troisième personne dans le genre du jeu d’aventure-action, mais aussi en choisissant une héroïne, l’aventurière-archéologue Lara Croft, engagée pour retrouver un artéfact provenant de l’Atlantide. Elle parcourt la planète pour sa quête, en essayant d’échapper aux pièges tendus par ses ennemis, sans lésiner sur le tir au pistolet.
Ce jeu d’action/aventure est ainsi un des premiers à présenter une héroïne féminine comme figure principale. Il est très bien accueilli par le public et rencontre un franc succès dès sa sortie, si bien que la série compte onze suites au jeu initial, le dernier opus étant sorti en 2018.
Le jeu sera par la suite adapté au cinéma avec un diptyque réalisé par Simon West en 2001 et 2003 : « Lara Croft : Tomb Raider » puis « Lara Croft : Tomb Raider, le berceau de la vie ». Le personnage de Lara Croft est alors joué par la célèbre actrice Angelina Jolie. Ces deux films, bien qu’ayant reçu des critiques négatives, sont une réussite au box-office. En 2018, une nouvelle version intitulée « Tomb Raider » sort dans les salles, avec comme actrice principale la suédoise Alicia Vikander. Ce nouveau film, mieux reçu par la critique que les précédents est également un succès commercial.
Lara Croft est dès le départ une figure ambiguë : héroïne et figure féminine forte, elle peut être revendiquée par les joueuses comme icône féministe… et dans le même temps, elle parcourt le monde en petit short. Il suffit de comparer avec la tenue de son homologue masculin, Indiana Jones, pour repérer l’opération du male gaze : une héroïne, sexualisée, pour le regard masculin. Mais comment la figure de Lara Croft évolue-t-elle à travers les jeux ? Le détour par le cinéma change-t-il la donne par rapport au jeu vidéo ? Comment les deux médias interagissent-ils pour transformer Lara ?
La comparaison des jeux et des films nous permet de caractériser trois états différents du personnage de Lara Croft. L’état initial est évidemment celui qui décrit Lara Croft à la sortie du premier jeu, en 1996. Le choix d’un avatar féminin s’expliquerait par la volonté d’éviter des problèmes de propriété intellectuelle avec la licence Indiana Jones. À ce moment-là, nous pouvons définir l’héroïne comme une sorte de mélange entre Sonic et Barbie ! Le personnage contrôlé par le joueur se caractérise par sa vivacité : il se déplace et agit comme le célèbre héros de jeu de plateforme Sonic, avec des courses rapides et des sauts acrobatiques très peu réalistes. Son champ de compétences est assez limité : l’avatar peut courir, marcher, sauter et tirer à l’aide de ses pistolets. Ces fonctionnalités sont doublées d’une apparence caricaturale de Barbie, un physique longiligne avec des formes prononcées et une tenue légère.
La première adaptation cinématographique de Tomb Raider offre une première incarnation au personnage : Lara Croft est jouée par Angelina Jolie. Mais le film apparaît encore totalement sous la coupe du jeu vidéo : non seulement le sexisme est toujours aussi présent, mais le personnage n’a quasiment pas d’histoire. Le film est dominé par l’action.
Le dernier état de Lara Croft se rencontre dans sa dernière adaptation sur grand écran, dans le film sorti en 2018. Lara, jouée par Alicia Vikander est alors une héroïne plus normale, dotée d’une grande intelligence et de capacités physiques certaines, sous une apparence athlétique mais beaucoup plus réaliste. Ce dernier état correspond plus à un personnage de « vraie » femme et est donc celui qui s’accorde le plus avec les revendications féministes dans le milieu de la pop culture. Cette représentation cinématographique influe en retour sur le dernier jeu vidéo de la série, qui reprend désormais les codes du film.
Chacun des états du personnage de Lara Croft correspond ainsi à une modalité des relations entre cinéma et jeu vidéo. Le premier jeu est fortement inspiré par le cinéma, à commencer par la série Indiana Jones, il participe de l’importation de logiques cinématographiques dans le jeu vidéo via la 3D et la vue TPS. Le premier film réalise ce fantasme de cinéma inhérent au jeu en proposant l’incarnation de l’avatar en héroïne avec Angelina Jolie. Mais le résultat demeure profondément ambigu. Le personnage ne donne jamais vraiment l’impression d’être un authentique personnage de cinéma, mais une sorte d’avatar débarqué dans un film marqué par les logiques du jeu vidéo. Le dernier film ramène cette fois-ci complètement Lara Croft dans le champ du cinéma et contribue à transformer le personnage ; transformation, dont le jeu vidéo se fait à son tour l’écho. Le sexisme des représentations et les logiques médiatiques apparaissent ici totalement intriqués.
Le modèle du “male gaze” élaboré par Mulvey s’applique à la perfection à la Lara jouée par Angelina Jolie dans les premiers films. Dans son article, l’auteure critique l’industrie du cinéma pour le sexisme de son dispositif global. Les films seraient réalisés par et pour le « regard masculin » dans le but de produire du plaisir visuel. Le principe du male gaze repose sur la division genrée des rôles dans le cinéma hollywoodien classique : aux femmes le fait d’être regardées pour satisfaire le voyeurisme, aux hommes la responsabilité de faire avancer l’histoire et satisfaire le narcissisme des spectateurs qui s’identifient à ces figures puissantes.
Pour démontrer l’impact du male gaze sur la première adaptation cinématographique, attelons-nous à une comparaison entre le diptyque de 2001 et le dernier film sorti en 2018. Dans les premiers films, le personnage de Lara Croft joué par Angelina Jolie est hypersexualisé : l’actrice porte en permanence (et donc dans des environnements souvent inadaptés) un mini short et un haut laissant imaginer ses formes généreuses. Le voyeurisme est particulièrement explicite, à commencer par une scène de douche, totalement inutile au déroulement de l’histoire comme à la construction du personnage. La scène ne révèle absolument rien de l’expérience vécue par Lara Croft, mais fonctionne plutôt une scène fantasmée par le public visé (majoritairement des adolescents et jeunes hommes). La scène en devient presque ridicule et on pourrait aussi bien se croire dans une grotesque publicité pour gel douche plutôt que dans un film. Angelina Jolie aurait d’ailleurs refusé d’apparaître encore plus voluptueuse par peur de faire complexer les jeunes filles.
Mais le film Lara Croft pose aussi problème au modèle de Mulvey puisque Lara, personnage féminin, prend aussi en charge le deuxième plaisir : celui du narcissisme et de l’identification. Dans le diptyque réalisé par West, Lara se retrouve avec des mimiques et capacités de super-héros. Mais la scène inaugurale est tout aussi frappante. Alors que Lara se bat contre un robot, le spectateur suit le combat avec le point de vue de celui-ci. L’héroïne y apparaît allongée au sol sur les dos, repoussant les assauts du robot au-dessus d’elle, dans une position et avec un cadrage qui ressemblerait davantage à une scène de sexe qu’à un combat. Même dans la scène de combat, l’héroïne n’est pas à l’initiative de l’action, mais elle est là pour être regardée !
A l’inverse, dans le film de 2018, Alicia Vikander est majoritairement vêtue d’un pantalon et d’un débardeur, et apparaît globalement dans des tenues beaucoup moins sexualisées. Bien qu’athlétique, son apparence est normale et il paraît donc bien plus simple de s’identifier à elle. Le caractère de Lara Croft, dans le film de 2001, est le caractère typique d’un héros de blockbuster rempli de testostérone, agrémenté de répliques clichés. En revanche, dans le dernier film, l’héroïne se démarque par son intelligence et sa vivacité. A de multiples reprises, elle débloque des situations critiques sans se servir de sa force, mais en utilisant ses capacités de déduction, alors que tous les personnages (masculins) qui l’entourent restent impuissants.
De plus, le statut même d’héroïne offert à Angelina Jolie est ambigu. Elle joue un personnage infantilisé et couvé par des figures masculines, malgré l’absence de son père. Elle est entourée par un majordome et un ami « geek » qui l’assistent au quotidien et dans ses missions. Elle évolue dans un univers intégralement configuré par et pour des hommes, sans autre figure féminine notable. La Lara Croft de 2018 est, elle, très indépendante. Elle se débrouille seule et refuse en permanence toute aide extérieure, y compris l’accès à l’important héritage légué par son père.
L’histoire de Lara Croft n’est pas du tout évoquée dans la version de 2001, ce qui accentue son aspect de simple « objet », poupée à la merci du spectateur. Ce n’est plus le cas dans le dernier film, comme le souligne en interview son réalisateur Roar Uthaug : « Il était très important pour nous que Lara soit perçue comme une vraie femme, comme une personne réelle ». Il s’agit de faire de Lara Croft un personnage et non plus seulement un corps dans l’action.
Enfin, la dernière évolution porte sur le comportement de Lara par rapport à son père. Dans les premiers films réalisés par Simon West, le personnage de Lara se plie exactement aux volontés de son défunt père. Elle en devient l’héritière et celui-ci continue de vivre à travers elle. A l’inverse, Alicia Vikander se démarque en permanence de la figure paternelle à laquelle elle n’obéit jamais et qu’elle remet perpétuellement en question (même si l’intrigue est grandement tournée autour de leur relation). Ce rejet est illustré par la réplique avec laquelle elle renonce à reprendre l’empire économique laissé par son père : « I am just not that kind of Croft ».
Cependant, malgré plusieurs changements conduits par une vision globale plus féministe et « désexualisant » peu à peu le personnage de Lara Croft, quelques points communs persistent. Le premier est lié à l’argument précédent. Bien que Lara se démarque de son père dans le film de 2018, celui-ci occupe encore une place prépondérante dans l’intrigue et explique en grande partie le caractère de Lara, comme dans les films précédents. Ainsi, cette figure paternelle omniprésente témoigne encore du patriarcat auquel est soumis la société de Lara, alors qu’une figure maternelle n’est jamais évoquée dans aucun des films !
De plus, la vie sentimentale de Lara n’est pas du tout évoquée et aucune allusion romantique avec un des personnages n’est faite. Cela laisse ainsi la possibilité au spectateur de s’imaginer une relation avec l’héroïne. Le film utiliserait ainsi la féminité de l’héroïne pour développer l’affection du public. Cependant, dans le contexte de 2018, cela peut également s’expliquer par un argumentaire plus féministe : une femme ne vit pas pour avoir un conjoint, rien n’empêche alors de mettre en scène une héroïne sans lui imaginer de relation amoureuse.
Ainsi, cette comparaison illustre que dans le cas de Lara Croft, le personnage de jeux vidéo et sa première adaptation cinématographique sont surtout des fantasmes masculins et un objet marketing pour gonfler ses ventes. C’est par le cinéma et les logiques de construction du personnage que l’héroïne se transforme pour représenter une femme à part entière et non plus seulement un corps fantasmé. Le cinéma apparaît comme l’instigateur de ce changement, non amorcé par le milieu vidéoludique.
Il paraît ainsi évident que la Lara Croft jouée par Alicia Vikander est une bien meilleure candidate pour être une icône féministe que celle interprétée par Angelina Jolie. Cependant, les deux films sont sortis dans un contexte différent. La dernière adaptation sort en 2018, soit quelques mois après le début de l’affaire Weinstein, qui ébranle le cinéma mondial. Bien qu’énormément de progrès reste à faire, le grand public est plus sensible à la cause féministe qu’en 2001. Ne faudrait-il pas considérer que le film de 2001 prend plus de risques et est plus en avance sur son temps ? Il est ainsi un des premiers à mettre en scène en personnage principal une héroïne et il a ouvert la voie à de nombreux films à succès depuis, comme Hunger Games, Wonder Woman, etc. Laquelle de ces deux versions est la plus progressiste et sert le plus la cause féministe ?
Cette question rejoint un débat canonique dans les études féministes du cinéma entre Sharon Smith et Claire Johnston. Le film de 2018 correspond à la position de Smith qui exige des personnages plus réalistes, plus conformes à la réalité vécue des femmes. Elle estime non seulement que ces représentations permettent au public féminin de s’identifier, mais aussi qu’elles peuvent transformer les comportements. De son côté, Claire Johnston estime que les bonnes représentations ne sont pas toujours réalistes. Au contraire, certains stéréotypes affectant les personnages féminins peuvent les élever au rang d’icône, et donc servir finalement la cause féministe. On peut se demander si la Lara Croft de 2001 ne serait pas l’analogue des exemples historiques que prend Johnston avec des figures comme la vamp’ dans le cinéma hollywoodien. De fait, la communauté de joueuses s’est en effet appropriée Lara Croft comme l’une de leurs plus grandes icônes et modèles.
Entre l’héroïne surpuissante incarnée par Angelina Jolie et le personnage moins stéréotypé incarné par Alicia Vikander, le choix n’est pas si facile !