Auteurs : Léa Ducrocq et Danielle Kweya
L’un des tropes les plus populaires du jeu vidéo est celui de la “demoiselle en détresse”, un personnage féminin est placé dans une situation dangereuse dont elle ne peut s’échapper par elle-même et doit être secourue par un personnage masculin… auquel s’identifie le joueur. La culture populaire exerce une grande influence sur nos vies et l’utilisation de la demoiselle en détresse, de manière récurrente, contribue à normaliser des attitudes extrêmement condescendantes et paternalistes envers les femmes qui sont continuellement dépeintes comme des créatures frêles, fragiles et vulnérables. Comment expliquer la récurrence de ces tropes sexistes ? Des représentations alternatives existent-elles et quelles influences les représentations des femmes exercent-elles sur les pratiques ?
La demoiselle en détresse est souvent caractérisée par plusieurs éléments : la victime désignée, le sauvetage héroïque et le baiser de la victoire. C’est ce qu’explique Anita Sarkeesian dans sa série Tropes vs Women in Video Games. Le personnage féminin est non seulement privé de toute capacité d’agir, mais il fonctionne aussi comme un objet et une récompense pour l’activité du personnage masculin. L’inégalité de genre est maximale.
La demoiselle en détresse est une figure récurrente des jeux de Nintendo dès la période de l’arcade. Dans Donkey Kong, le héros est chargé de sauver une demoiselle enlevée par un singe géant. Mario a sa princesse Peach, tout comme Link a sa Zelda, dont toutes les incarnations, à travers la saga, ont été kidnappées, maudites, possédées, transformées en pierre ou privées de pouvoir. La demoiselle en détresse n’est pas seulement synonyme de faiblesse, mais aussi de fatalité : peu importe leurs capacités, leurs compétences ou leurs forces, elles finissent toujours par être capturées et doivent attendre, en incapables, qu’un héros masculin veuille bien venir les sauver.
A l’inverse, existe-t-il des jeux où des femmes héroïques doivent partir sauver un homme en détresse ? Ils sont extrêmement rares. Seuls 6 % des titres modernes sont exclusivement conçus autour d’une femme dans le rôle principal. Ainsi, la princesse Peach, par exemple, est le personnage principal d’un seul jeu : Super Princess Peach (Nintendo, 2006), alors qu’elle est la demoiselle en détresse dans treize jeux Mario.
Le principe de Super Princess Peach est une simple inversion de la formule standard : Bowser enlève Mario et Luigi, tandis que Peach est chargée de les sauver. Cependant, tout le jeu est bourré de stéréotypes sexistes. Le joueur peut choisir parmi quatre pouvoirs spéciaux pour Peach… qui représentent ses sautes d’humeur. Les pouvoirs de Peach sont donc ses émotions féminines exagérées et incontrôlables !
Si les éditeurs ne peuvent prendre l’initiative de l’inversion des rôles, des fans se sont mis au défi de modifier les jeux en manipulant le code. Il existe ainsi un hack de Donkey Kong (Nintendo, 1981) par Mike Mika, dans lequel Pauline travaille pour sauver Jumpman. La version de Zelda Starring Zelda de Kenna Warsinske transforme, de même, la princesse en protagoniste. Ces piratages de genre illustrent comment des personnages féminins jouant le rôle de sauveteurs héroïques peuvent directement perturber le modèle habituel de domination masculine dans les jeux.
Rares sont les jeux à mettre en scène des personnages féminins positifs. Un exemple souvent cité est le personnage de Jade, la protagoniste du jeu d’aventure et d’action Beyond Good and Evil (Ubisoft, 2003). Jade est une courageuse photojournaliste, qui cherche à découvrir un complot entre des envahisseurs extraterrestres et son propre gouvernement corrompu.
L’oncle de Jade est kidnappé et elle est déterminée à le sauver. C’est une situation intéressante car si une demoiselle en détresse renforce les mythes régressifs sur les femmes en tant que groupe faible ou impuissant, un homme en détresse ne suscite pas de telles idées sur le genre masculin. Le récit de Beyond Good and Evil établit le désir altruiste de Jade de parvenir à la justice sociale. Jade évite, en outre, de tomber dans le cliché facile de l’archétype du « personnage féminin fort » qui résout tous les problèmes avec la violence puisqu’ elle utilise un pouvoir différent qui est la photographie. Ainsi, au lieu de simplement montrer simplement ses compétences dans les cinématiques, les concepteurs ont intégré le développement du personnage directement dans le gameplay, offrant aux joueurs une manière non violente d’interagir.
La présence d’une héroïne féminine est cependant compatible avec le machisme le plus grossier. Le cas de Lara Croft est emblématique de cette ambiguïté entre un personnage féminin puissant et une figure sexualisée pour la rendre attrayante pour les joueurs masculins. Rappelons que Lara explore en mini-short les endroits les plus dangereux. A l’inverse, Jade n’est pas conçue pour réaliser le fantasme de quelqu’un d’autre.
Quel est l’impact de ces représentations sexistes sur la pratique des jeux vidéo ? De fait, il existe une différence assez forte entre les pratiques féminines et masculines des jeux vidéo. En effet, plus de 25 % des hommes (tous âges confondus) jouent quotidiennement à des jeux vidéo. Dans le même temps, les joueuses quotidiennes constituent 7,7 % des filles de 11 ans et seulement 2,8 % des filles de 17 ans. Ainsi, en plus d’avoir toujours un écart absolu important entre les filles et les garçons, on observe également une baisse plus rapide de la proportion de filles qui jouent que les garçons. Les jeux vidéo semblent vraiment dominer chez les garçons, avec 88,7 % des garçons jouant au moins une fois par semaine, contre 43 % des filles.
L’adolescence est une période clé dans la structuration des pratiques culturelles. Celles-ci jouent un rôle particulièrement important dans l’affirmation de l’identité, notamment de genre. Les filles préfèrent certains jeux qui sont autant pratiqués par les deux sexes comme les jeux de simulation de vie : les Sims. Les garçons préfèrent les jeux d’adresse, de plateforme ou de tir : 6 garçons sur 10 jouent aux jeux de tir, contre seulement 1 fille sur 10.
Ainsi, par rapport aux garçons, les filles franchissent facilement les frontières symboliques de genre en jouant à des jeux perçus comme plus masculins. Mais la logique inverse n’est pas vraie : peu de garçons jouent à Amour Sucré (Beemoov, 2011 ) ou à Léa Passion Vétérinaire (Ubisoft, 2006). On retrouve ici cette constante des pratiques ludiques : il est socialement plus accepté qu’une femme joue à un jeu considéré comme masculin que l’inverse. Les jeux destinés aux garçons apparaissent comme des jeux “neutres”, quand les girls games apparaissent comme des jeux de niche.
L’adolescence est une période clé dans la structuration des pratiques culturelles. Celles-ci jouent un rôle particulièrement important dans l’affirmation de l’identité, notamment de genre. Les filles préfèrent certains jeux qui sont autant pratiqués par les deux sexes comme les jeux de simulation de vie : les Sims. Les garçons préfèrent les jeux d’adresse, de plateforme ou de tir : 6 garçons sur 10 jouent aux jeux de tir, contre seulement 1 fille sur 10.
Ainsi, par rapport aux garçons, les filles franchissent facilement les frontières symboliques de genre en jouant à des jeux perçus comme plus masculins. Mais la logique inverse n’est pas vraie : peu de garçons jouent à Amour Sucré (Beemoov, 2011 ) ou à Léa Passion Vétérinaire (Ubisoft, 2006). On retrouve ici cette constante des pratiques ludiques : il est socialement plus accepté qu’une femme joue à un jeu considéré comme masculin que l’inverse. Les jeux destinés aux garçons apparaissent comme des jeux “neutres”, quand les girls games apparaissent comme des jeux de niche.
Certains genres de jeux vidéo affichent un public nettement plus masculin que féminin. C’est le cas par exemple pour les jeux de course automobile, où 25 % des hommes déclarent y jouer, contre seulement 8 % des femmes, les jeux de tir, 20 % contre 2 %, ou encore les jeux de rôle, 17 % contre 4 %. Cet écart est fortement réduit pour les jeux de musique et de danse avec 14 % des hommes et 11 % des femmes.
On constate cependant une féminisation des pratiques. L’enquête SELL rapporte que 53 % des hommes et 47 % des femmes âgés de 10 ans et plus jouent « souvent ». Les jeux de sports ou les compétitions mettent de plus en plus en avant des teams de joueuses dans les jeux de tirs ou de combat. Cependant, la domination masculine reste prépondérante car les joueuses valorisées sont celles jouant à des jeux de « garçon », c’est-à-dire des jeux d’affrontement. Tandis que les jeux de « filles » comme les jeux de cuisine ou de maquillage sont totalement délégitimés.
La question de l’impact des représentations sur les pratiques est cependant difficile à évaluer. Cette question a divisé les théories féministes du cinéma. Si Sharon Smith considère que les représentations façonnent les pratiques, Claire Johnston met en valeur la dimension subversive de représentations pourtant issues d’un contexte sexiste comme les figures de la vamp’ à Hollywood. En nous interrogeant et interrogeant autour de nous sur nos pratiques, nous constatons que les joueuses ont tendance à relativiser la représentation des femmes dans les jeux vidéo. Tout se passe comme si ces représentations étaient si communes qu’elles sont normalisées.
Les filles qui jouent aux jeux vidéo nous ont dit mot à mot : « les représentations des femmes ? ça ne me choque pas, je ne les vois pas ». Les jeux vidéo sont souvent considérés comme des jeux de « garçons » et les filles ne seront pas étonnées de voir Mario à l’écran à la place de Princess Peach. A l’inverse, n’importe quel garçon qui jouerait à un girl game recevrait dès l’apparition des menus saturés de rose le signal qu’il s’est trompé de genre.
Si les représentations ne jouent peut-être pas un rôle aussi important que celui qu’on lui prêterait spontanément, la misogynie du milieu est particulièrement sensible. Le milieu des jeux vidéo est perçu comme un milieu masculin, où les femmes ne se sentent pas à leur place. Harcèlement, insultes et comportements sexistes sont le quotidien de certaines femmes qui pratiquent les jeux vidéo. Les femmes sont perçues comme illégitimes du point de vue des garçons et les remarques à répétition peuvent très rapidement décourager et pousser les joueuses à se désintéresser du médium. C’est également une forme de repoussoir particulièrement puissant dans la construction de l’identité du genre dès le plus jeune âge.
Un autre paramètre tient au rapport même au jeu. Les femmes apprennent dès leur plus jeune âge à prendre soin des autres. Cela se reflète également dans les jeux. Non seulement le temps pris pour soi, par exemple à des pratiques compétitives, n’est pas encouragé, contrairement aux garçons, mais les femmes sont aussi incitées à organiser des jeux pour les autres. On constate également que les femmes qui jouent à l’âge adulte auront tendance à trouver des excuses pour justifier l’activité. Il faut trouver des excuses à ce “temps pour soi”. Le jeu vidéo au féminin privilégie souvent des jeux jouables à plusieurs, par plusieurs générations au sein de la famille. Les filles ne sont pas encouragées à jouer à des jeux comme les échecs de la même manière que les garçons. Du point de vue social, les filles qui jouent seules à la maison sont mal perçues. Les jeux vidéo n’échappent pas à ces logiques de genre qui structurent la pratique des jeux, voire des loisirs en général.
Il y a donc un vrai problème avec les représentations des femmes dans les jeux, mais les représentations ne sont qu’une partie du problème.