Auteurs : Robin Witz, Nicolas Weill, Rémi Torres, Mathéo Viollet
Peut-on faire de la métaphysique entre deux rots ? Oui, à condition d’être un savant-fou dans l’une des séries SF les plus bizarres et déjantées. Pour nos lecteurs ignorants, nous parlons évidemment de Rick et Morty. Rick et Morty est une série d’animation pour adultes américaine, créée par Dan Harmon et Justin Roiland et diffusée depuis le 2 décembre 2013. Elle met en scène les aventures de Rick Sanchez, un scientifique aussi alcoolique que génial, de Morty Smith, son petit-fils en pleine puberté, aussi inconscient que stupide, et de leur famille composée de Jerry Smith (le père) un bon à rien lâche, Beth Smith (la mère) une chirurgienne pour chevaux en manque d’amour paternel et de Summer Smith (la fille aînée) conçue par accident et qui ne demande qu’à être populaire au lycée.
Ce casting pourrait se rapprocher d’une série dramatique consacrée à une famille dysfonctionnelle. Mais, et c’est là la première prouesse de Rick et Morty, cette série réussit avec brio à faire de l’humour avec cette famille déprimante et des créateurs ayant une philosophie tout aussi pessimiste : « La planète est en train de mourir. Le soleil explose. L’univers se refroidit. Rien ne va compter. Aussi loin que vous regardez, cette vérité perdurera toujours », explique ainsi Dan Harmon. En lisant ces mots, on peine à comprendre pourquoi ce dernier a voulu créer une série aussi loufoque et légère. Mais c’est sans compter sur la deuxième partie de sa citation : Mais (…) nous avons cette chance fugace de participer à une illusion appelée : J’aime ma petite amie, j’aime mon chien. Savoir que rien ne compte peut réellement vous sauver dans ces moments. Une fois que vous avez franchi ce seuil effrayant d’acceptation, tous les endroits sont le centre de l’univers. Et chaque moment est le moment le plus important. Et tout est le sens de la vie.” Rick et Morty est donc le récit d’une illusion fugace : les aventures d’un grand-père et de son petit-fils, ne représentant rien par rapport à l’immensité du multivers, mais dont nous pouvons profiter en sachant que nous sommes nous-mêmes dans une illusion similaire.
Cette philosophie a une place très importante dans Rick et Morty. Elle nous autorise à rire de massacres et de génocides dans un monde où rien n’a d’importance, comme lorsque Rick et Morty rejouent Pearl Harbour dans une civilisation de parasites aliens (épisode 7 de la saison 4 : ProMortyus). Le ton de la série est sans équivalent dans le genre SF : léger, improvisé, sans queue ni tête. La série obéit aux plaisirs du burlesque : elle met à bas tout un genre narratif et s’en sert comme un réservoir infini de blagues et d’aventures.
Lorsque l’on regarde la série, on se dit à première vue que c’est évidemment une série de science-fiction, puisqu’on y voit un assortiment de robots, vaisseaux spatiaux et autres armes lasers… De plus, si l’on en croit les définitions élémentaires du terme, nous avons bel et bien affaire à une série de science-fiction dans le sens où l’on se place dans un espace-temps fictif, inventant des mondes, des sociétés et des êtres et impliquant des sciences, des technologies avancées et évoluées par rapport à ce que nous connaissons.
Mais lorsque l’on creuse un peu, on se dit que la SF ne se résume pas aux lasers et aux multivers, et qu’il existe une tradition dans ce genre impliquant un émerveillement du spectateur, le fameux Sense of Wonder, ainsi qu’un questionnement sur notre propre réalité. Pour le questionnement, celui-ci est indéniable puisque des parallèles avec notre monde peuvent être fait dans la plupart des épisodes, où l’on peut déceler sans mal une critique de notre société capitaliste de consommation et de l’asservissement des populations par les technologies au prétexte de la sécurité. De plus, de nombreux questionnements philosophiques renvoient le spectateur à sa propre condition.
Pour ce qui est de l’émerveillement, c’est une autre affaire : des lieux, technologies ou espèces alien ayant le potentiel de nous fasciner sont constamment présentes, mais elles sont systématiquement déconstruites, cassées. Leur omniprésence même abîme le merveilleux. On se rend vite compte à travers le personnage de Rick, un peu blasé, que rien n’est si incroyable qu’il n’y paraît. Bien qu’il soit lui-même dans un sens fasciné par l’immensité et les multitudes de possibilités qu’offre l’univers, Rick n’accorde aucune place à l’émerveillement en tant que tel. Tout devient banal, sans intérêt. Il est tout à fait normal pour lui de vivre avec un homme-oiseau ou de visiter des planètes peuplées de pizza. Le fait que sa famille et ses amis se calquent sur lui, en n’étant pas particulièrement marqués par ce genre de choses, fait que le spectateur est très vite embarqué dans cette banalité du what the fuck et n’est plus étonné au bout de deux épisodes de total délire.
L’image d’illustration offre un exemple assez parlant : il s’agit de l’un des seuls moments dans lequel la série semble chercher à nous émerveiller, en montrant un lieu avec une aura magique, en mettant le paquet sur la musique, la lumière, les plans, etc. Mais c’est pour nous montrer un univers construit par Rick, où une chiotte est posée au milieu d’un paysage époustouflant pour qu’il puisse faire ses besoins en paix. Le message semble clair, la série chie littéralement sur le fantastique et l’émerveillement. En ce sens, Rick et Morty radicalise ce qu’on pouvait trouver dans une certaine SF critique, à l’instar des Chroniques martiennes de Bradbury qui se moquait dès les années 1950 du Space Opera en le ramenant à la médiocrité du quotidien consumériste. Mais Rick et Morty n’a plus aucune limite et va bien au-delà dans l’absurde, le grossier et le burlesque.
L’âme de la SF dans la série semble alors un peu fragilisée. Mais celle-ci vit à travers une autre dimension : les clins d’œil et références qui abondent, particulièrement dans les premières saisons. En effet, la série est truffée d’épisodes reprenant un grand thème ou concept de la SF, évidemment souvent en le parodiant et en le traitant à sa manière. Cela permet de traiter en les revisitant les plus grands sujets du genre et en abordant de nombreux thèmes et réflexions classiques de la SF. On parle ici de réalités parallèles, de clonage, de gouvernement galactique totalitaire, d’éthique de la science, de robots et d’intelligences artificielles, d’intelligences collectives, de la figure du scientifique, de rébellions de peuples opprimés, de divinités et religions exotiques, de la question de la famille, de la cohabitation entre espèces…
La série se compose d’épisodes indépendants, c’est à dire que l’intrigue de chaque épisode se termine lorsque le générique de fin apparaît, mais tout de même avec une continuité chronologique entre ceux-ci, ce qui veut dire que ce qui se passe dans un épisode est bel et bien arrivé et fait partie du passé des épisodes suivants. Bien que comportant de (très) nombreux personnages plus ou moins secondaires, l’immense majorité des épisodes est centrée sur un noyau de personnages que représente la famille présentée ci-dessus. Ceci nous est confirmé par le graphe de réseau de personnages où les interrelations sont majoritaires entre les membres de notre famille préférée, dans lequel l’idée de noyau prend tout son sens. Les personnages secondaires s’organisent alors en nuages disparates autour de ce centre, représentant chacun un épisode où il existe donc des interrelations entre personnages, sans qu’ils interagissent avec les autres nuages/épisodes. Nous pouvons alors extrapoler sur le graphe en essayant de retrouver les épisodes, et en liant chaque épisode (ou presque) avec un concept de SF déconstruit.
Un exemple peut être donné avec les épisodes de la citadelle, dans lesquels nous découvrons un lieu construit par des Ricks de différentes dimensions, accompagnés de leur Morty. Nous assistons alors à un groupe de “marginaux” recherchés par le gouvernement intergalactique, se rassemblant contre cette entité totalitaire pour agir selon leurs souhaits. Nous pouvons effectuer le graphe de réseau de personnages sur cet épisode uniquement, ne comportant alors que des Ricks et des Mortys, faisant prendre tout sons sens au titre de la série.
Un immense point commun avec la SF dans le traitement de tous ces thèmes est l’idée que la technologie conduit souvent à des catastrophes. Beaucoup d’œuvres montrent que les néo-sociétés conduisent à des inégalités ou des désastres, ce qui est le cas ici. Le malheur est souvent causé par la technologie, que cela vienne du gouvernement galactique, avec par exemple cette épisode où des robots distribuent des antidépresseurs aux citoyens en échange de leur temps de travail, ou des inventions de Rick. Par exemple, lorsque Rick crée un bouton permettant à Morty de réaliser une sauvegarde de sa vie et où celui-ci cause le malheur dans des milliers de dimensions. Ou encore lorsque Rick fait se développer des civilisations dans sa batterie pour alimenter cette dernière où les habitants sont asservis, ou qu’il couche avec une planète et crée une société pour leurs enfants qui s’effondre causant la mort de tous les citoyens.
Ainsi l’univers de Rick et Morty est composé d’un agglomérat de thèmes chers aux auteurs de SF. Mais, contrairement à ces derniers qui prennent au sérieux les concepts de la science-fiction, qu’ils conduisent à une utopie ou bien à une dystopie, Dan Harmon et Justin Roiland cherchent sans cesse de nouveaux moyens de détruire le merveilleux engendré par les avancées technologiques de la SF. Et cette déconstruction, ce cynisme, est quasiment toujours porté par le personnage le plus blasé de la série : Rick Sanchez.
Le personnage du scientifique, Rick, est un élément central de la série, car c’est à travers lui que nous observons la majorité des questionnements philosophiques et moraux de la série. En effet, la quasi-totalité des Ricks rencontrés semblent avoir comme seule motivation une quête de savoir et de vérité incessante et absolue, pouvant parfois s’apparenter à un désir de toute puissance intellectuelle, mais n’étant réellement qu’une quête de vérité sans autre motivation. Rick est alors montré comme un être à l’intelligence hors du commun, voire supérieur à tout ce qui existe dans l’univers.
Néanmoins, ses faiblesses nous sont souvent dévoilées : Rick semble perpétuellement malheureux de cette condition, son scepticisme et sa perte de foi envers le bonheur entraînent le malheur de ses proches et l’amènent à ne pas se soucier de la vie des autres êtres de l’univers, tout en l’encourageant à penser que son combat contre l’univers est vain. Rick conserve tout de même une aura de toute-puissance dégagée par son extrême intelligence et son attitude désinvolte face à n’importe quelle situation. Il semble aussi être le seul à avoir les épaules pour porter tous les fardeaux accumulés lors des nombreuses aventures qu’il a vécues, puisqu’il est le seul à avoir garder tous ses souvenirs, tandis qu’il a dû retirer les plus douloureux à Morty ou Jerry pour qu’ils puissent supporter leur vie.
Bien qu’il affirme régulièrement que “rien n’a d’importance” et qu’il montre souvent qu’il ne veut pas s’intéresser à autre chose qu’à ses recherches ou ses plaisirs personnels, Rick semble jouer sur tous les tableaux. C’est un personnage plastique qui peut régulièrement nous surprendre en adoptant différents rôles. S’il laisse entendre qu’il n’en a rien à faire de Morty, il essaie constamment de l’éduquer, de le faire grandir et de l’endurcir, ou de faire évoluer sa pensée en lui faisant prendre conscience de la complexité du monde. Il veut qu’on le laisse tranquille et se détache de la famille, mais cherche quand même à les protéger et est prêt à se sacrifier pour eux.
Il joue un rôle moral ambigu : il passe son temps à faire le bien puis le mal. On ne sait jamais où le situer. Il opère, par exemple, un massacre de sang-froid, mais cela permet de libérer une planète d’un gouvernement tyrannique. Nous comprenons que face à l’infinité de l’univers et des dimensions, Rick n’accorde aucune importance aux conséquences de ses actes, car il sait qu’il existe une infinité d’univers où il n’a aucun contrôle et où toutes les horreurs peuvent se produire.
Rick représente un personnage complet qui porte toutes les casquettes. Scientifique, il est le cerveau, l’inventeur de la majorité des systèmes et théories de la série. Technicien, il a les capacités de fabriquer ses inventions dans son garage. Il les utilise à de nombreuses reprises. Politique, son statut au sein de la famille lui permet de donner des ordres et de diriger les autres, notamment dans les situations de crises. Morty et dans une moindre mesure sa sœur, Summer, sont constamment à ses ordres. Bien que ceux-ci les contestent régulièrement, ils finissent toujours par écouter leur grand-père.
Avec toutes ces composantes, Rick pourrait ressembler aux héros scientifiques tous-puissants de Jules Verne, l’absurdité de l’existence en plus, avec une dose de savant fou par-dessus le marché. De même que la série amalgame dans sa logique burlesque tous les thèmes de la SF, elle fabrique un agglomérat des figures de savants. Avec tous ces éléments, Rick peut même être considéré comme un être au-dessus d’un simple humain, presque comme un dieu. Il crée, détruit, change à sa guise des mondes et des sociétés, il a le pouvoir grâce à ses inventions d’acquérir toutes sortes de capacités… Cependant, il reste malmené par l’univers : malheureux, alcoolique, et impuissant à tout contrôler malgré l’impact qu’il peut avoir sur tant de choses. Il a d’ailleurs conscience de cette fatalité et c’est ce qui le détache d’un dieu classique. Il n’est pas omniscient et ne cherche pas non plus à apporter de quelconques valeurs morales. Il agit simplement au fil de son existence, sans trop se poser de questions, ne fait pas le mal par plaisir, fait le bien quand il peut et a compris qu’il était inutile de “jouer les héros” car il ne pourra jamais tout changer ni prévoir les conséquences de ses actes.
Finalement, cette série projette la philosophie de ses auteurs dans le personnage de Rick : aussi puissant et intelligent qu’il est, Rick reste un homme, mortel. Il ne peut être absolu, éternel et l’a bien compris. Il vit dans une illusion qui se terminera tôt ou tard et sa seule manière de ne pas devenir fou est de se raccrocher aux mots de son créateur : « Savoir que rien ne compte ne vous mène nulle part. […] Chaque moment est le moment le plus important. Et tout est le sens de la vie. »