Auteurs : Romain Labedan, Olivier El haj hussein
L’e-sport reprend un grand nombre des codes du sport-spectacle : non seulement la compétition, mais aussi le show qui l’accompagne, les cash prizes astronomiques, la célébration de la performance. Mais suffit-il de reprendre les codes du sport pour en devenir un ? En suivant cette logique, est-ce que toutes les activités ne pourraient pas se transformer en sport : si nous avions des championnats du monde de timbre poste à Dubaï, pourrait-on considérer la philatélie comme un sport ? Les championnats du monde d’Excel qui se sont tenus récemment doivent-ils être considérés comme un sport laissant entrevoir une entrée de la discipline aux Jeux Olympiques ?
L’e-sport est aujourd’hui un domaine en pleine expansion. Cette visibilité engendre de nombreux débats. La controverse est multiple et porte sur la place à accorder à l’activité physique dans la définition du sport, sur le rôle des institutions sportives et des acteurs privés, ou encore sur la capacité à transformer l’habileté des compétiteurs en un spectacle qui transporte les foules. Si de grandes similitudes avec le sport poussent à considérer l’e-sport comme tel, une ferme opposition refuse de laisser l’e-sport se définir comme un nouveau sport. En faisant bouger les codes, l’e-sport pousse à s’interroger sur la nature et l’histoire des pratiques sportives.
Un premier argument opposé à la reconnaissance de l’esport comme un sport tient à la forme de ses institutions. En effet, les compétitions d’esport sont organisées par des acteurs privés qui ne sont autres que les différents éditeurs des jeux en question… comme si la coupe du monde de football était organisée par un fabricant de ballons ou de chasubles : “Dans le cas de l’e-sport, ce dernier critère est problématique dans la mesure où les jeux qui servent de support aux compétitions sont la propriété de leurs éditeurs, qui sont ainsi libres d’en faire ce qu’ils veulent. C’est l’un des « risques » liés à l’e-sport : les éditeurs ont toujours un intérêt économique, ce sont les aspects monétaires qui priment dans l’e-sport, et non les principes sur lesquels repose le sport traditionnel.”
Ce premier argument s’appuie sur le fait que les compétitions d’e-sport sont organisées avant tout à but lucratif, contrairement au sport. En effet, ces institutions sont des entreprises qui se doivent avant tout d’être rentables. Il existe de très nombreux leviers économiques pour générer de l’argent à partir d’un jeu : le prix d’achat, l’achat in-game, l’inclusion de publicités et enfin la compétition. La compétition est le plus souvent une source de rentrées indirectes, les éditeurs y cherchent principalement la visibilité.
Prenons l’exemple de Valorant (Riot Games, 2 juin 2022), reproduction moderne d’un jeu historique de l’esport, CSgo. La compétition permet de générer de l’intérêt et un engouement autour du jeu afin de booster les achats in-game d’éléments cosmétiques, comme des décorations d’armes ou costumes. D’autres jeux comme Fortnite (Epic Games, 21 juillet 2017) ont une économie basée sur le free to play, qui consiste à proposer un jeu gratuit pour qu’un maximum de personnes y jouent de façon à se financer par les achats in game. Ainsi, les éditeurs de Fortnite se sont également petit à petit orientés vers la compétition pour booster les ventes.
Pour que les compétitions fonctionnent, les éditeurs réutilisent les schémas et principes bien connus des shows sportifs. A l’instar d’un SuperBowl, des cérémonies avant, pendant et après les matchs sont préparées pour donner une autre dimension à l’événement. Cependant, le show ne peut pas se suffire à lui-même. Il est en effet important d’assurer le spectacle dans le cœur même du jeu.
Une seconde objection à la reconnaissance de l’e-sport en lien avec l’influence des éditeurs tient à la mainmise sur les règles du jeu. Si nous comparons League of Legends (Riot, 27 octobre 2009) aux échecs, il est évident que le jeu vidéo est marqué par une instabilité hors-normes : les règles changent tout le temps, les mises à jour modifient l’équilibrage, de nouveaux personnages sont introduits pour recruter de nouveaux joueurs, garantir l’intérêt et éviter la lassitude.
Pour autant, cette tendance n’est pas la propriété exclusive de l’e-sport. Elle touche des sports technologiques si l’on pense, par exemple, aux modifications constantes de règlement en Formule 1 visant d’une part à pérenniser la pratique en elle-même, avec une amélioration de la sécurité comme l’ajout d’un halo de protection pour le pilote, et d’une autre part à garantir toujours plus de show avec l’ajout du DRS (Drag Reduction System) ou d’équilibrage des limites sur les voitures visant à rapprocher les performances des écuries les plus fortunées de celle les plus modestes.
On retrouve également ces modifications de règlement dans des sports traditionnels, à la manière du football, qui cherchent à inclure la technologie comme la VAR (Video Assistant Referees), mais aussi à s’adapter aux modes de diffusion à la télévision ou sur les réseaux sociaux, en ajoutant toujours plus de caméras ou de capteurs, sur les ballons et bientôt les joueurs, pour renouveler l’intérêt du spectacle.
Au final, l’e-sport apparaît moins comme un domaine à part que comme l’une des pointes avancées de la transformation du sport en général. S’il est constamment question dans le discours des fédérations des valeurs du football, il est de notoriété publique que la corruption et l’argent dirigent les débats. La recherche de rentabilité et la dimension commerciale qui caractérisent l’e-sport sont loin d’être son domaine réservé.
Un autre contre-argument possible à la reconnaissance de l’esport repose sur la question de l’habileté et de la performance des joueurs. Il est reproché à l’e-sport d’être trop incompréhensible pour des spectateurs qui ne seraient pas eux-mêmes pratiquants. Alors que tout le monde peut apprécier un match de football sans avoir joué au football, qui peut suivre une compétition de StarCraft ou de League of Legends, sans avoir jamais joué au jeu en question ? A l’inverse, le sport procurerait des émotions et une ouverture à tous les publics, spécialistes comme néophytes.
Cet argument repose sur la physicalité du geste. Il est facile d’apprécier l’habileté nécessaire à un dribble ou à un but inscrit avec un retourné précisément dénommé “acrobatique”. Les actions ont lieu à l’échelle de notre propre corps et nous pouvons reconnaître qu’elles paraissent à la fois faciles, tant l’aisance du joueur est grande, et incroyablement difficiles à réaliser pour un joueur ordinaire. En revanche, la performance gestuelle d’un joueur de jeu vidéo est plus difficile à lire. Elle est dédoublée entre le geste physique, qui pourrait ressembler à la virtuosité d’un joueur de piano, et les mouvements des personnages à l’écran, qui sont sans commune mesure avec le geste effectué. Pour lire l’habileté, il faut pratiquer le geste soi-même.
Cependant, le cas du football reste exceptionnel et ne saurait représenter le sport dans sa globalité. Des sports comme le baseball ou le football américain peuvent être particulièrement difficiles à appréhender pour le néophyte. Apprécier la qualité gestuelle de l’aviron, pour détecter ce qui distingue un bon rameur d’un rameur moyen, n’est pas à la portée du premier venu. Il n’est pas garanti qu’un spectateur ne connaissant rien à ces spécialités puisse apprécier à leurs justes valeurs l’habileté des athlètes. En revanche, le plaisir de s’enthousiasmer pour tel ou tel joueur, ou telle ou telle équipe, de s’y identifier dans la victoire comme dans la défaite, reste présent. L’essence du spectacle sportif ne réside-t-elle pas autant dans l’épopée que l’on se raconte que dans le geste spectaculaire ?
L’argument de la difficulté à appréhender les règles et à s’émerveiller de l’habilité en dehors des pratiquants n’est donc pas complètement recevable, sauf à remettre en cause par la même occasion la légitimité de beaucoup d’activités considérées comme du sport.
Un dernier contre-argument couramment avancé est que l’e-sport ne serait pas un sport car il ne reposerait sur aucune dépense physique, voir qu’il serait dangereux pour la santé. Certains reprochent ainsi à l’e-sport la sédentarité qu’il développerait en impliquant qu’un joueur doit rester de longues heures assis sur une chaise devant son écran. Ici, l’e-sport s’oppose à l’idéal des pratiques sportives de plein air, associées au développement de la santé.
Pour autant, tous les sports ne se conforment pas à cet idéal. Un grand nombre d’activités comme le billard, les échecs, le tir à la carabine, le poker, et ainsi de suite, sont aujourd’hui considérés comme des sports, apparaissent aux Jeux Olympiques, alors qu’ils n’exigent guère de dépenser plus de calories qu’une partie de jeux vidéo.
L’esport fonctionne ici comme un révélateur des tensions qui traversent la définition du sport lui-même. Le sport est-il toujours lié à la compétition ? Faut-il que la compétition donne lieu à spectacle ? Si je fais une pratique physique le dimanche avec mon vélo pour garder la forme, est-ce du sport ? Quand nous disons que la marche à pied est le sport numéro 1 des Français, que voulons-nous dire ? Ici, il n’y a nulle compétition. Faut-il considérer qu’il y a sport à partir du moment où il y a des clubs, avec une dimension compétitive ? Ces tensions traversent la définition du sport depuis l’émergence du phénomène au xixe siècle. A ses tous débuts, le terme “sport” désignait n’importe quel genre d’activité de loisir, du jeu de cartes à la pêche à la ligne. Il n’y a aucun problème pour reconnaître l’e-sport comme sport dans cette définition extensive.
Mais l’émergence du sport au xixe siècle est aussi marquée par le clivage entre deux conceptions : une conception à l’anglaise, ancrée dans le caractère éducatif de la compétition, avec une dimension aristocratique et liée aux grandes écoles ; une conception à la française, dédiée aux pratiques populaires, comme le vélo, avec une insistance sur la dimension de santé et d’hygiène. C’est toute cette longue histoire du sport que l’e-sport vient aujourd’hui chambouler en questionnant nos définitions. L’e-sport vient déranger des institutions qui n’ont pas le contrôle de cette nouvelle pratique et effrayer les anciennes générations qui diabolisent le jeu vidéo. De la même manière que l’on se demande si le jeu vidéo est un art, alors qu’il faudrait plutôt se demander si le jeu vidéo fait bouger notre conception de l’art, on ferait bien de se demander comment l’e-sport fait bouger le sport lui-même, plutôt que chercher à le faire rentrer à toutes forces dans un cadre préétabli.