Auteurs : Julien Massoteau, Baptiste Parageaud
Alex Alice avec sa bande dessinée Le Château des étoiles, se lance dans le pari de réinventer Jules Verne pour le xxie siècle. Dans cette œuvre, le plus grand succès de l’auteur, celui-ci a fait le choix de situer l’action en 1869 et de plonger ses lecteurs dans une atmosphère steampunk qui colle parfaitement aux possibilités de la bande dessinée.
Le château des étoiles raconte l’histoire de Séraphin et d’Archibald, un père et son fils, missionnés par le Roi de Bavière afin de réaliser le premier voyage sur la lune, grâce à l’éther. L’éther a été découvert par la mère de Séraphin lors d’un voyage en ballon, qui lui a coûté la vie. Dans le livre nous suivons les péripéties du père et du fils, leurs réussites et leurs désillusions. Alex Alice n’en est pas à son coup d’essai dans le genre du steampunk. Il a notamment dessiné une adaptation de Siegfried, l’opéra de Richard Wagner, avant Le château des étoiles.
Alex Alice revendique son admiration pour Jules Verne. Le Château des étoiles pourrait ainsi se lire comme un remake du roman De la terre à la lune, dans lequel les héros verniens poursuivraient leurs aventures sur le satellite plutôt que de rester en orbite. Mais le mimétisme avec l’auteur des Voyages extraordinaires va-t-il au-delà de ces choix thématiques ou du fait de situer l’histoire au xixe siècle ? Retrouvons-nous la philosophie politique de Jules Verne et ses personnages emblématiques de savants héroïques ? Le passage à la bande dessinée change-t-il la manière de construire l’histoire ? Que faut-il réinventer du merveilleux vernien pour le xxie siècle ?
Comme on le voit sur le graphe, Le Château des étoiles centre son récit autour d’un petit noyau de personnages : Archibald, son fils Séraphin, ses amis Hans et Sophie ainsi que le roi Ludwig. Si cette structure est commune à de très nombreux récits de science-fiction, elle possède une authentique signature vernienne, dans la mesure où le noyau comporte des personnages scientifiques. La relation entre Séraphin et Archibald rappelle, par exemple, le duo que forment Otto Lidenbrock et Axel, l’oncle et le neveu, dans le Voyage au centre de la Terre.
La périphérie du réseau de personnage est en revanche plus conséquente dans Le Château des étoiles, qui ressemble, de ce point de vue, plus aux 500 millions de la Begum ou à l’Île mystérieuse. Comme dans les récits verniens, la politique est présente, mais plutôt en périphérie du noyau central, axé sur la technique et le scientifique. Nous y retrouvons des figures similaires avec l’importance accordée à la dualité entre la France, où se recrutent les héros, et l’Allemagne. Un autre point commun tient à la présence de personnalités réelles à la périphérie des récits, comme Wagner ou Sissi l’impératrice pour Alex Alice et Mr Thomson et Snorre Turleson, par exemple, pour le Voyage au centre de la Terre. La technique vise le même effet : ancrer la science-fiction dans le réel de l’époque. Alex Alice semble donc bien s’être fortement inspiré de Jules Verne pour construire son récit, avec ses héros scientifiques plongés dans une intrigue politique internationale.
A la manière des romans de Jules Verne, Le Château des étoiles raconte un voyage initiatique, avec une aventure conditionnée par la découverte de nouveaux moyens de transport, comme le ballon qui mène à la découverte de L’Île mystérieuse. C’est sur le même mode de transport, emblématique des récits verniens, que s’ouvre Le Château des étoiles, avec la découverte de l’éther. Les moyens de transport sont au centre du merveilleux technoscientifique : le vaisseau qui fonctionne à l’éther est l’équivalent du Nautilus ou du canon qui sert à propulser les explorateurs dans l’espace chez Verne. L’utilisation de l’esthétique Steampunk renforce l’émerveillement que produisent ces innovations technologiques. La représentation des plans du vaisseau (illustration) dans Le Château des étoiles renforce notamment cet aspect merveilleux et s’inscrit dans le courant de la science-fiction actuel.
Comme chez Verne, qui s’inspire du roman d’aventures coloniales, la découverte de régions nouvelles est au centre du récit. Ainsi, dans le Voyage au centre de la terre, l’objectif est de se rendre au centre de la terre, suite à la lecture des travaux d’un alchimiste d’origine islandaise ayant vécu deux siècles avant les faits relatés dans le livre. Dans Le château des étoiles, c’est à nouveau un livre qui envoie les héros à l’aventure, en l’occurrence le carnet d’expériences de Claire, la mère de Séraphin, ouvrage qui se retrouve propulsé en Bavière et tombe entre les mains du roi Ludwig. Ce dernier initie la quête en appelant Archibald pour l’aider à percer le secret de l’éther. C’est cette substance, qui selon le monarque ambitieux, permettra d’aller dans l’espace. Nous retrouvons la relation ambivalente entre science et puissance, sur fond de concurrence géopolitique, des 500 millions de la Begum.
Comme nous l’avons déjà indiqué, un point commun est le fait que le narrateur occupe la place d’un apprenti. Le Voyage au centre de la terre est raconté par Axel tout comme Le Château des étoiles l’est par Séraphin, chacun étant en formation auprès d’un parent scientifique plus expérimenté. Ce personnage d’adolescent projeté dans l’aventure offre une place de choix à l’identification du lecteur.
Mais une autre similitude très forte se retrouve dans les rôles des personnages qui viennent en aide aux héros. Dans Le château des étoiles, ce sont Hans et Sophie. Ils sont les amis de Séraphin et présentent des caractères un peu stéréotypés : Hans est l’ami fantasque, avec qui il va faire des bêtises et s’amuser, tandis que Sophie représente la jolie fille dont le héros ne va pas manquer de tomber amoureux. Tous deux sont présents pour aider Séraphin et Archibald à réaliser leur quête et vont les accompagner jusque dans l’espace. De même, dans le Voyage au centre de la terre, les personnages sont aidés par plusieurs personnes qui leur indiquent soit le bon itinéraire, soit des techniques utiles pour se rendre au fond du volcan. Le personnage qui correspond le plus au caractère de l’« aidant » serait ainsi le chasseur Hans Bjelke. Il est le guide durant tout leur voyage en Islande, il sauve plusieurs fois la vie aux personnages principaux et les accompagne jusqu’au centre de la terre.
Si Alex Alice s’inspire indéniablement du récit vernien pour en prolonger le merveilleux, plusieurs différences sont néanmoins notables, qui témoignent de l’écart temporel entre les récits. Jules Verne écrivait pour son époque des romans situés à son époque. Alex Alice écrit pour son époque des œuvres situées à l’époque de Jules Verne.
Ainsi, l’une des différences majeures réside dans l’explication du voyage et les théories scientifiques utilisées. Ainsi, dans Le château des étoiles, la théorie scientifique qui sous-tend le récit est farfelue : personne en 2018 ne pense qu’il est possible d’utiliser l’éther pour voyager dans l’espace. C’est un ressort rhétorique qui fait référence à l’univers Steampunk et qui fonctionne sur la base de l’uchronie. A l’inverse, les œuvres de Verne posent au contraire de vraies questions scientifiques. Ainsi dans le Voyage au centre de la Terre, les deux personnages défendent chacun une théorie sur le centre de la terre en vogue à cette époque : Otto Lidenbrock se sert des travaux de Siméon Denis Poisson et de Humphry Davy qui soutiennent que si le noyau intérieur de la Terre était constitué de magma liquide, la planète « serait sujette, comme l’Océan, à l’attraction de la lune, et conséquemment, deux fois par jour, il se produirait des marées intérieures qui, soulevant l’écorce terrestre, donneraient lieu à des tremblements de terre périodiques ». Axel lui n’y croit pas et soutient l’hypothèse selon laquelle “la chaleur augmente environ d’un degré par soixante-dix pieds de profondeur” et qu’il existe donc au centre une température qui dépasse deux cent mille degrés. Ce sont deux théories qui se sont opposées environ quarante ans avant la rédaction du livre. Jules Verne sait déjà à l’époque qu’Axel a raison, mais il se plaît dans son roman, à imaginer que la théorie de Davy est réelle et que voyager au centre de la terre peut être possible. Le plaisir du steampunk a remplacé dans le Château des étoiles la volonté pédagogique de Jules Verne.
Une autre différence se situe dans les rapports entre les personnages principaux et l’importance que prend le jeune héros par rapport aux figures paternelles. Dans le Voyage au centre de la terre, c’est Otto, l’oncle, qui prend l’initiative du voyage, alors que le neveu pourrait se contenter de son confort. Otto représente cette figure caractéristique chez Verne du savant autoritaire et inflexible qui place la science au-dessus de tout, quitte à risquer la vie de son entourage. Dans Le château des étoiles, les archétypes verniens sont présents, mais ils sont redistribués entre les personnages. Ainsi, c’est le personnage de la mère du héros qui reprend le rôle du personnage déterminé à aller jusqu’au bout pour la connaissance, quitte à y laisser la vie. Plutôt que son mari, le savant Séraphin, c’est le fils, Archibald, qui lance l’aventure et se montre passionné par l’éther, souhaitant à tout prix obtenir des réponses sur sa mère. Il est prêt à prendre tous les risques alors que son père veut le protéger en le laissant au pays.
Mais la différence la plus flagrante tient au rôle des femmes. Celles-ci occupent des rôles clés dans le récit d’Alex Alice, à l’instar de la mère d’Archibald qui reprend les traits du scientifique héroïque. A l’inverse, chez Jules Verne les femmes sont réduites à des positions secondaires et subalternes, liées à la sphère familiale. Contrairement au Château des étoiles, elles sont exclues du noyau central, mais elles sont aussi moins présentes dans l’ensemble de l’œuvre. Ainsi, par exemple, dans le Voyage au centre de la terre, on ne retrouve que deux personnages féminins qui apparaissent plusieurs fois dans le livre : Graüben, la pupille d’Otto et la fiancée d’Axel, ainsi que Martha la domestique d’Otto, qui annonce au monde entier le voyage au centre de la terre, mais qui est présentée comme soumise. Les femmes ont juste une fonction de soutien et sont aux ordres des hommes.
Chez Alex Alice, c’est complétement différent : non seulement c’est une femme qui fait la découverte de l’éther, mais l’impératrice Sissi est présentée comme une femme forte qui règne sur son pays et domine une partie du monde de l’époque. Sophie, une servante au début de l’histoire, se révèle être une mathématicienne brillante et accompagne l’expédition jusqu’à la lune. Ce choix apparaît particulièrement significatif dans la volonté de réinventer le merveilleux scientifique à la manière de Jules Verne. La place des femmes dans la société a évolué positivement depuis la fin du xixe siècle et il serait inconcevable aujourd’hui d’écrire une histoire aussi misogyne qu’à l’époque de Jules Verne.
Le château des étoiles a connu un grand succès d’édition durant les années 2010. Alex Alice s’est appuyé sur Jules Verne en utilisant des techniques similaires pour construire son œuvre, comme la notion d’innovation technologique et l’appel à l’imaginaire. Ces analogies avec Verne rendent très bien en bande-dessinée : le choix du style Steampunk permet non seulement de plonger le lecteur dans la fin du xixe siècle et son goût positiviste pour les découvertes scientifiques révolutionnaires, mais aussi d’avoir une approche très esthétique des personnages, représentant par leurs costumes et apparences un certain art de vivre de la bourgeoisie de l’époque. Ce graphisme réaliste permet une mise en valeur des objets techno-scientifiques imaginés et l’appropriation par le lecteur du cadre imaginaire dans lequel ces merveilleuses machines semblent évoluer.