Aubert Hervé, Hakim Bin Shahibollah, Lucas Foucault, Thomas Michael, Clément Symbula
Saga à succès planétaire, s’étendant sur plus de quarante ans, Star Wars est souvent perçue comme une oeuvre manichéenne, mettant en scène l’opposition du bien contre le mal. La bataille entre les Jedi, du bon côté de la force, et le côté obscur constitue « l’image de marque » de la saga. « Passer du côté obscur » est même quasiment devenu une expression idiomatique.
Néanmoins, la série n’est pas d’un seul tenant. Si la trilogie initiale – les épisodes IV, V et VI – reprenait et revitalisait les codes du space opera, empruntés aux magazines pulps des années 1920 et 1930, l’arrivée de la prélogie – les épisodes I, II et III – change la donne. Alors même que la série est devenue un immense phénomène commercial, le récit se transforme, en mettant en scène des personnages plus nombreux, des enjeux plus complexes. Tout se passe comme si la structure du récit changeait de modèle, en opérant la transition du space opera, un peu naïf, des pulp fictions de l’entre-deux-guerres, vers le planet opera, un genre de science-fiction plus littéraire, moins centrée sur les hauts faits du héros, plus riche en contextes.
Où situer la saga Star Wars entre le modèle pulp des aventures de John Carter ou Flash Gordon, d’un côté, et le cycle de Fondation d’Isaac Asimov ou le Dune de Frank Herbert de l’autre ? Comment s’articule la grande structure manichéenne de la série – le récit de l’opposition entre le vice et la vertu – et la tentative d’introduire d’autres schémas en arrière-plan et de démultiplier les enjeux du récit ?
Sortie près de 20 ans après la première trilogie, la Menace fantôme marque le changement d’univers au passage de la première trilogie (IV, V, VI) à la prélogie (I, II, III). La première trilogie était essentiellement axée sur les aventures d’un héros, Luke Skywalker. La seconde trilogie prend désormais place dans un univers qui, bien que très fidèle au précédent du point de vue des techniques mises en scène, se complexifie au niveau géopolitique. De plus les actions héroïques, ainsi que le temps de présence à l’écran, semblent réparti de façon plus homogène, non plus sur un personnage privilégié mais sur un groupe héroïque, plus vaste et plus dispersé, intriqué dans des enjeux variés.
Entre l’embargo de la planète Naboo par la Fédération du commerce, les stratégies manipulatrices et le double jeu du sénateur Palpatine, les enjeux politiques dominent ce premier épisode. Plutôt qu’une merveille scientifiques, ce sont ces enjeux qui structurent l’intrigue et motivent l’action des héros.
L’analyse du réseau fait ainsi apparaître un noyau de personnages centraux, qui se répartissent la charge des actions héroïques : Qui Gon libère Anakin de la servitude grâce à sa ruse, Obi Wan tue Dark Maul, Anakin détruit le vaisseau de la Fédération du commerce. Ainsi, les succès sont partagés et fragmentés. C’est seulement l’addition de ceux-ci qui mène à la victoire finale. De plus, ce groupe héroïque est marqué une forte interdépendance. L’expérimentation qui consiste à supprimer l’un de ces héros isolément ne change strictement rien à la structure du graphe. Faire éclater le graphe en différentes histoires déconnectées exige de supprimer l’ensemble de ces personnages clés, tellement leur interconnexion est forte.
Une autre caractéristique de ce premier épisode tient au nombre de personnages présentés. Cette diversité résulte en grande partie de la multiplicité des univers, dépeints à travers les planètes sur lesquelles nos héros évoluent. Cette pluralité des mondes se visualise sur le graphe des interactions par des regroupements spatiaux entre personnages, plus ou moins fidèles aux planètes dont ils sont issus.
La structure du récit apparaît donc bien différente de celle de la première trilogie. Elle met l’accent sur des enjeux géopolitiques. Elle est centrée sur tout un groupe de personnages, qui se partagent l’attention du public, sans concentration de la centralité sur un acteur principal. Enfin, elle plonge ce groupe héroïque au milieu d’une forte densité de personnages secondaires.
Pour l’analyse des représentations des sciences, des techniques et de la politique, l’épisode I offre l’intérêt de donner, non seulement une représentation de chacun des termes, mais aussi de les distribuer selon une partition claire.
La politique est représentée prioritairement par la République, avec notamment les scènes de débats au Sénat. Le conseil des Jedi constitue un contre-modèle à la représentation de la politique de l’assemblée galactique, corrompue, manipulée, inefficace. Mais il offre aussi une représentation de la science, comprise sous une figure de la sagesse, plutôt que de la connaissance scientifique à proprement parler. Enfin, la technique est omniprésente, à travers la représentation de l’univers, mais aussi les enjeux militaires, avec l’armée de droïdes et les cohortes de la Fédération du commerce.
De prime abord, chacun des termes se distribue dans une opposition manichéenne. Bonne politique, bonne science et bonne technique forment un ensemble qui s’oppose terme à terme à la mauvaise politique, mauvaise science et mauvaise technique.
Sur le plan des techniques, l’œuvre met en place une forte distinction entre les armées de droïdes, de machines, représentant la force industrielle, la puissance de feu et les armées de populations autochtones, où l’individu a une place, où les techniques sont plus traditionnelles et où l’objet technique demeure un outil au service du vivant. De plus les différentes scènes de guerre et de batailles opposent l’ordre des machines à l’aléatoire des vivants : ce sont des grains de folie et d’imprévisibilité qui font la différence. Anakin détruit le vaisseau amiral de la fédération du commerce par hasard, tout comme Jar Jar Binks se défait des droïdes qui l’entourent en trébuchant. Au monde technique du calcul et de la reproductibilité s’oppose un univers de la singularité vivante et de l’aléa.
On peut s’interroger sur la place de la science dans l’oeuvre. La Menace fantôme essaye réinscrire la Force, qui possède une dimension plutôt mystique et religieuse, dans le giron scientifique. La Force se voit dotée d’une explication rationnelle, rattachée à la biologie moléculaire : le lien avec la Force est déterminé par le taux de midi-chloriens au sein de chaque être vivant. Les midi-chloriens sont présentés comme des micro-organismes vivant en symbiose avec les cellules de leur hôte. Anakin recèle l’un des taux les plus élevés jamais constatés.
Cette explication reste néanmoins largement inopérante du point de vue de la série. Elle pourrait être supprimée sans rien ne change vraiment. La figure majoritaire de la science se situe bien plutôt de la sagesse traditionnelle, non dénuée d’une dimension religieuse. Le maître Jedi représente cette figure du sage par excellence, qui combine toutes les vertus scientifiques, politiques et techniques, et allie la réflexion à la tempérance et à la maîtrise. Certains Jedi, comme Maître Yoda, ont également un âge – ici 900 ans – qui leur confère une connaissance inégalée du monde. A cette science-sagesse s’oppose à nouveau la techno-science de la Fédération du commerce, brutale, à courte-vue, qui en constitue l’exact envers.
La représentation de la politique apparaît ainsi dominée par deux vices principaux : corruption et manipulation. Elle est menée par l’avidité, personnifiée par la Fédération du commerce. Cette dernière se sert de son pouvoir financier pour ralentir les prises de décision et scléroser le système politique. Derrière la scène, le sénateur Palpatine use de son pouvoir de persuasion pour manipuler les positions de la princesse Amidala, de façon à se frayer un chemin vers le pouvoir et à fonder un empire.
Cette description de la corruption de la démocratie peut nous rappeler le portrait défavorable que Platon dressait de ce régime, dans la République : son instabilité, sa perméabilité aux désirs plutôt qu’à la raison, ne peut que conduire la démocratie à sombrer dans la tyrannie. A l’inverse, le seul gouvernement viable est l’établissement d’un pouvoir des sages et philosophes… que l’on peut apparenter au conseil des Jedi dans Star Wars ! La politique s’abolit dans l’éthique : la vertu des individus apparaît comme le seul garant d’un ordre politique juste.
Faudrait-il réduire Star Wars à ce message manichéen, à l’opposition du vice et de la vertu, comme unique et dernière boussole : d’un côté, les gentils Jedi au service du Bien et dirigés par leur sagesse, de l’autre les méchants Siths, submergés par leur haine et par la soif de puissance ?
Un des intérêts de l’épisode est de présenter un tableau plus nuancé. Lors des différentes scènes qui se déroulent au Sénat, sur Coruscant, le sénateur Palpatine promet à Padmé Amidala de rétablir l’ordre et d’arrêter l’embargo et l’invasion militaire sur Naboo. Cette dernière le croit et demande donc une motion de censure à l’encontre du chancelier suprême, sans prendre le temps de réfléchir à sa proposition. Padmé ne pense qu’à son peuple et est prête à tout pour sa sécurité, quitte à donner du pouvoir à un sénateur dont les intentions sont floues. Ici, c’est donc la vertu qui mène au vice.
De plus, le système parlementariste du Sénat avec son assemblée bien trop nombreuse est en réalité une forme cachée d’un système impérial, où seules quelques personnes peuvent réellement prendre des décisions. Entre la corruption du Sénat et la bascule vers un homme fort, Padmé représente néanmoins un troisième terme : le retour à un principe démocratique, où chaque sénateur possèderait une voix. Cette politique échoue par naïveté.
Le tableau de la “mauvaise politique” se complique. Mais c’est également le cas, ce qui est plus radical, du portrait qui peut être fait de l’option bonne. Ainsi, l’ordre des Jedi, régi selon une discipline bien précise, respectant des règles strictes, s’apparente à une milice religieuse sous les ordres du sénat. Les Jedi sont aux ordres du sénat, envoyés pour rétablir la paix dans la galaxie. Cependant, les sages brillent souvent par leur incapacité à anticiper les effets de leurs actions, qui ne font souvent qu’empirer la situation. C’est la trame principale des épisodes I, II, III, qui exposent la conversion d’Anankin au côté obscur. Au final, la Menace fantôme apparaît comme une oeuvre ambitieuse, du point de vue de la structure de son récit, qui cherche à ouvrir la saga à des enjeux plus riches, et à lui faire franchir un cap dans le monde de la science-fiction.