AUTEURS : Maxime Alemps, Alois De Treverret, Maxime Marlow, ALexis Robbiola, Alexis Sartre
Imaginez un monde futuriste où le corps n’est plus qu’une enveloppe qu’on peut changer à la volée et où la richesse permet l’immortalité. Telles sont les prémisses du monde qui nous est décrit dans la série Altered Carbon. La première saison (2018) a été réalisée par Laeta Kalogridis. Elle est tirée du roman du même nom de Richard K. Morgan paru en 2002.
La série appartient au courant cyberpunk, qui met en scène des sociétés où les technologies n’ont fait qu’accroître les inégalités. La série fait évoluer Takeshi Kovacs, un ancien soldat « diplo », qui revient à la vie pour enquêter sur la mort d’un « math ». Les « maths » représentent l’élite par leur richesse, leur pouvoir et leur immortalité. Ils contrôlent le monde, sur leurs îles dans le ciel, trônant sur les populations d’en bas.
Le dispositif technologique clé de la série est le transfert d’identité : l’homme peut désormais sauvegarder son esprit dans un disque, se situant au niveau de la nuque. Tant que le disque reste intact, l’identité est préservée et l’individu peut accéder à une forme de vie éternelle. Dans la tradition du cyberpunk, la série reprend les codes du film noir, avec l’enquête policière qui sert de fil à l’histoire. La dimension politique domine, marquée par les trahisons et les doubles identités. Peut-on véritablement séparer l’esprit du corps ? Notre corps n’est-il, pour nous, qu’une enveloppe jetable ?
La première saison de la série est composée de 10 épisodes. Nous pouvons comparer ces épisodes entre eux, ainsi que les rapporter au graph global. Cette méthode fait apparaître de nombreuses différences dans le mode d’écriture des épisodes.
Si l’on commence par l’analyse du graph global, nous voyons que la série est centrée autour d’un groupe, constitué du personnage principal Takeshi Kovacs, entouré de Kristin Ortega une policière qui sera très proche de notre personnage principal et mènera l’nequête avec lui, Quellcrist Falconer qui était la chef des diplos et la femme avec qui Kovacs était très proche avant d’être emprisonné ou bien même Reileen Kawarasa soeur. La première différence majeure que l’on peut observer dans la structure épisodique tient à la présence de flashbacks. Ainsi, certains épisodes changent totalement les personnages entre la narration au présent et le passé. Cependant, une seule chose ne change jamais : la présence de Takeshi Kovacs, au centre, en tant que personnage principal. A l’inverse, certains épisodes sont très proches du graph global, comme l’épisode 8, qui est sans doute celui qui présente le plus de similitude. L’intrigue bat son plein, tous les personnages principaux ont déjà été installés par la série et sont présents. Le deuxième et le troisième épisode s’inscrivent eux aussi dans cette logique, avec la mise en place de l’intrigue, annonçant chacun des personnages clés, même si tous les liens entre eux ne sont pas encore réellement formés. Lors de ces épisodes, un autre groupe de personnages sort du lot : les Maths, c’est-à-dire les personnes faisant partie de l’élite de cette civilisation, qui vivent dans leurs cités célestes.
Une autre structure intéressante est présente, avec des épisodes « binaires », où une partie de l’épisode se passe dans le présent et une autre dans le passé, ce qui nous donne des graphs peu compréhensibles et plutôt mélangés, comme celui que nous pouvons retrouver pour l’épisode 1. On peut considérer que ces graphes reflètent la construction d’une intrigue et qu’ils fonctionnent comme un puzzle pour le spectateur, à qui la série donne les éléments de la fiction, mais dans le désordre, en lui laissant remettre les choses à leur place. C’est l’expression au niveau du graphe de la structure de l’enquête. On peut se demander si de tels graphes aux liaisons manquantes ne sont pas une signature des intrigues policières. Du côté du jeu vidéo, Metal Gear Solid emploie un dispositif similaire : au spectateur ou au joueur de reconstituer progressivement les bons liens.
La série emploie un dernier dispositif, avec des épisodes décentrés ou qui insistent sur un personnage tiers : Les épisodes 5 et 6 seront centrés autour de Kristin Ortega, une policière très proche de Takeshi Kovacs et qui ne laisse plus que très peu de places pour les autres personnages ; l’épisode 6 penche plus sur la relation qu’elle a eu avec son ex-compagnon. Dans l’épisode 4 nous trouvons comme personnages principaux Kovac et Dimi le jumeau, un personnage présent tout cet épisode, mais qui ne sera ensuite que très peu vu ou même juste évoqué. De même, le 7 est construit autour d’un long flashback et diffère donc totalement du graph global, car nous observons une forte liaison entre Quellcrist Falconer et Kovacs.
La structure des graphes nous renseigne sur la variations des techniques narratives utilisées pour construire l’intrigue et renouveler l’intérêt par des narrations secondaires qui transforme le rythme de la série.
Un des paradoxes des réseaux de personnages est que la science est au cœur de la série, toute l’histoire tourne autour, sans s’incarner véritablement à travers des personnages scientifiques qui participent à la résolution de l’intrigue. Autrement dit, la science apparaît plus comme un donné, qui fixe les fondamentaux de l’univers, qu’un élément même de l’action narrative.
On retrouve la science dès le début, avec une guerre menée contre les avancées scientifiques. La science apparaît inféodée à d’autres puissances : la création des piles ne rend immortelles que les personnes les plus importantes et fortunées. Les sciences accentuent alors les fractures sociales : les riches deviennent plus riches, les pauvres sont condamnés à rester dans les abîmes. On note même qu’il peut s’opposer à la science, en rejoignant des groupes religieux, opposés à cette immortalité et qui jugent contre-nature et blasphématoire la fin de la mort ne peut plus exister. La série ne prend pas partie et montre des usages aussi bien négatifs que positifs de la science des piles : par exemple, lorsqu’ une personne meurt tragiquement, elle peut être ramenée à la vie et être entendue par les tribunaux afin que l’assassin puisse être correctement jugé !
Nous avons choisi de classer les personnages principaux de la série, Takeshi Kovac, Reileen Kawahara et Kristin Ortega comme politiques. Mais ils partagent une deuxième propriété, en attribut secondaire : celles d’appartenir au groupe des personnages « transfuges », c’est-à-dire ceux qui circulent d’un monde à l’autre, du monde du haut à celui du bas. Cette propriété est liée à la dimension politique puisque ces personnages peuvent constater l’écart entre les deux mondes.
L’intrigue qui nous tient en haleine le long des 10 épisodes est essentiellement politique, ce qui est relativement rare dans une œuvre de science-fiction. Le protagoniste Takeshi Kovacs est réveillé pour enquêter sur la mort du Math le plus puissant, Laurens Bancroft. Ce dernier est celui qui contrôle les enveloppes corporelles. Sa fortune lui permet en effet de cloner régulièrement son propre corps, afin de se réinjecter à l’intérieur, augmentant ainsi indéfiniment son espérance de vie. Afin de mener à bien son enquête, Kovac rencontre sur son chemin de nombreuses personnes qui avec leurs témoignages et leurs équipements technologiques vont l’aider à résoudre ce mystère.
La différence de traitement entre les riches et les pauvres, autrement dit les gens avec du pouvoir ou non, est extrêmement visible dans cette série. Si la vie éternelle est accessible grâce aux avancés scientifiques, à la manière des promesses du transhumanisme, celle-ci n’est pas à la portée de tous. Les plus riches qui vivent dans le monde du haut ont du pouvoir grâce à l’argent, qui leur permet aussi d’être à la pointe de la technologie. Cette combinaison de politique et de technique leur octroie un pouvoir quasi-divin : ils peuvent décider de qui aura la vie éternelle ou non, de qui aura une bonne enveloppe ou non. A l’inverse, le monde du bas est marqué par une domination de la technique, sur un registre qui est celui de la survie. D’un côté, nous avons une population décimée par des maladies contagieuses pendant que d’autres changent de corps pour de simples blessures. On remarque que l’univers structuré autour des inégalités de santé ressemble à celui d’Elysium. A ceci près que dans Altered Carbon, non seulement la révolution n’a pas lieu pour apporter le bonheur universel, mais une forme de fatalisme domine. Le héros n’est pas le sauveur à attendre.
Deux visions principales s’opposent tout au long de la série : celle des maths et la vision originelle de Falconer, la créatrice des piles. On peut y voir une critique des détournements de la science pour des fins égoïstes, conduisant à une perte d’humanité.En effet, on constate dès le début que les piles permettent aux humains de transcender la mort. Falconer, leur créatrice, devient la cheffe d’une résistance contre le Protectorat, un gouvernement interplanétaire. Originellement prévues pour permettre d’explorer les étoiles et les mondes infinis, les piles deviennent un instrument de pouvoir sur terre, qui creuse les écarts entre les maths qui deviendront des demi-dieux immortels, capables de changer de corps. Ces derniers deviennent même plus puissants que les gouvernements. La pile qui devait émanciper l’humanité, la faire évoluer vers une forme plus pure, assouvir son besoin d’exploration a été détournée de ses objectifs de progrès. A la place, une société dystopique s’est installée dans la division. On peut considérer que la série met en garde contre les détournements de la science et la confiscation de ses bienfaits. Ici, c’est la politique qui domine la science.
Un des intérêts de la série est de chercher à anticiper les dérives dans lesquelles l’accès à la vie éternelle pourrait entraîner l’humanité.On constate que certains développent un complexe du divin. Les maths sont décrits comme des êtres au-dessus de tout, allant même vivre au-dessus du monde dans des immeubles au-dessus des nuages, possédant autant de richesses et d’enveloppes corporelles que nécessaire. Ils possèdent ainsi une image et un statut proche des dieux. Le détournement de la Science aboutit au triomphe d’une politique qui se convertit en religion.
Avec les piles et donc la capacité de changer de corps, on peut se demander ce que devient l’Humain en tant qu’être vivant. En effet, nous aurons tout au long de la série des personnages changeant de corps et donc d’identité physique. La série pose la question philosophique de l’identité individuelle. Sur quels critères doit-elle se baser ? L’esprit est-il la seule chose qui compte ? Le corps n’est-il qu’un accessoire ? De fait, la série rend crédible un monde où le corps n’est qu’une enveloppe, où l’identité d’une personne se trouve dans l’esprit. Ainsi on peut changer de corps, de sexe, peu importe, le plus important se trouve dans les actions et les pensés des personnages.
Mais en poussant au maximum cette logique, sans forcément la critiquer directement, la série laisse émerger un sentiment de malaise, sans même parler du fait que cette société radicalement inégalitaire, avec ses ultra-riches décomplexés, n’est guère enviable. Ainsi, par exemple, au début de la série, une jeune enfant se retrouve dans le corps d’une personne d’une quarantaine d’années, ce qui provoque des situations malsaines et des traumatismes.
Le vivant, la nature sont niées. On peut faire un parallèle clair entre un logiciel dont on téléchargerait les données dans un nouvel ordinateur et les Humains possédant une pile. L’esprit est présenté comme une donnée qui est sauvegardée et peut être dupliquée, le corps-enveloppe perd tout son caractère de sanctuaire de l’esprit. L’Humain ne devient qu’une donnée et perd sa trace physique. Quelle différence reste-t-il encore entre l’humain et les IA, qui peuplent aussi le monde ?
Malgré la société dépeinte dans la série, les humains se distinguent des IA par la valeur de liberté. En effet, les IA restent bloquées dans le monde virtuel tandis que les Humains sont capables de vivre dans le monde réel et dans les différentes réalités virtuelles. Cette résolution est ambiguë, puisque manifestement l’accès au réel, à la réalité charnelle plutôt qu’au numérique, constitue encore une valeur suprême. Dans ce monde cyberpunk, où la science et la technique ont été poussées dans les plus sombres dérives, avec un système politique dystopique, la barrière entre les Humains et les machines se définit par leur domaine d’existence. La chair, mortelle, demeure la réalité ultime de la condition humaine.