AUTEURS : Paul Cailler, Jules Petry
Imaginez la situation : vous êtes en train de regarder votre série préférée, tout à coup, une scène de hacking ! Vous observez alors un personnage frapper frénétiquement sur son clavier, des lignes de texte vertes pleines l’écran, avant de l’entendre murmurer « ça y est, j’ai pénétré leur système ! »… pendant que vous lâchez de votre côté, dans un grand soupir un « mais c’est n’importe quoi ! » Combien de fois cette scène s’est-elle reproduite ? La représentation de l’informatique et des informaticiens dans la fiction est souvent maladroite, laissant de côté le réalisme ou même la cohérence pour plus de suspense.
Dans cet article, nous étudierons l’image et les stéréotypes liés à l’informaticien dans la culture populaire. Nous verrons comment se répartissent les stéréotypes, mais aussi comment ils ont pu évoluer dans le temps. Quel impact social faut-il leur attribuer ? Comment ces imaginaires influencent-ils nos rapports à l’informatique ?
Des années 1950 à la fin des années 1960, l’informatique n’est que très peu représentée dans les médias. En effet, à cette époque, celle-ci n’est est utilisée que dans la recherche, à l’armée, et dans les entreprises, sous la forme peu propice à l’imaginaire de l’informatique de gestion . Non seulement, la présence de l’informatique au sein du foyer reste encore limitée, mais l’accès direct aux ordinateurs est compliqué. Cependant, tout change dans les années 70.
En effet, on assiste durant cette période à un boom de ce qu’on appelle à l’époque les « micro-ordinateurs ». Conçus pour le grand public, ceux-ci tiennent sur un bureau et utilisent des interfaces textuelles compréhensibles par un néophyte, voire une interface graphique pour les plus avancées. Bien que réservés aux entreprises et aux familles d’une classe moyenne supérieure, ils sont connus et sont utilisés par tous dans les salles de classes, les bibliothèques, les bureaux….
Ainsi, au début des années 80, les premiers films centrés sur l’informatique sortent en salle. Certains deviennent des classiques et témoins de leur époque comme Tron (Steven Lisberger, 1982). C’est dans ces films qu’émergent nos deux premiers archétypes, que nous nommerons affectueusement « le PDG » et « le hacker ».
Ces deux représentations se sont inspirées des deux grandes manières d’utiliser l’ordinateur : l’usage professionnel et l’usage récréatif. Le cinéma de cette époque joue fréquemment le second contre le premier, faisant de l’ordinateur un outil d’émancipation, mais dont le potentiel révolutionnaire doit aussi être régulé. Ainsi, dans l’usage professionnel, l’informatique est représentée comme instrument du conformisme corporatiste. Il s’agit d’un outil utilisé de manière à faciliter le travail et à maximiser les profits. Dans les années 80, les premières grosses entreprises d’informatique commencent à se faire une place au soleil, avec des patrons starifiés à l’image de Bill Gates pour Microsoft. Ces éléments vont nourrir l’inspiration des scénaristes de Tron (1982) qui greffent ces éléments de culture émergente liée à l’informatique à l’image du patron malveillant, un cliché déjà bien ancré dans la culture populaire et qui fait florès dans le genre contemporain du cyberpunk.
Cela donne le personnage de Ed Dillinger. Il est soigné, habillé en costume, travaille dans un luxueux bureau en haut d’une tour et surtout monstrueusement cynique. Il entretient cependant encore un rapport direct avec la machine sous la forme de discussions régulières avec son IA. On le voit aussi travailler sur ses projets à l’aide d’un ordinateur futuriste. Il s’agit de l’antagoniste principal du film : il a volé le programme du héros et construit sa fortune sur ce méfait. Cependant, ce dernier parvient à reprendre les rênes de l’entreprise à la fin du film, pour remettre la compétence technique authentique au pouvoir. On note ici nos deux premières représentations, clivées, du bon et du mauvais PDG…. et des entreprises informatiques qu’ils dirigent.
A l’exact opposé de cette utilisation, le cinéma représente aussi l’informatique dans son usage créatif et récréatif. L’ordinateur n’est plus vu comme un outil au service de l’économie, mais comme une curiosité au potentiel de création infini. Cette représentation correspond au fait que, à l’époque, une nouvelle catégorie d’utilisateurs, composée en grande partie de jeunes adultes, se familiarise avec ces machines et fait ses premiers pas dans la programmation. Rappelons, en outre, que la distribution de jeu vidéo se faisait, en partie encore, à l’aide de revues contenant le code du jeu, à reproduire à l’identique sur la machine.
Cette curiosité et cette familiarité nouvelle avec la machine trouve à s’exprimer avec le déploiement des premiers réseaux informatiques à grande échelle.En 1983, Kevin Poulsen parvient à s’introduire dans un réseau réservé à l’armée, aux universités et aux entreprises. Encore mineur à l’époque, il ne sera pas inculpé, mais cette intrusion spectaculaire fait grand bruit.
La même année sort le film Wargames (John Badham, 1983), dont l’histoire est centrée sur un hacker qui parvient à accéder au système informatique de l’armée américaine. En reprenant un protagoniste similaire à Kevin Poulsen, à savoir un enfant un peu trop curieux, le film nous livre la représentation emblématique du « Hacker ». Il s’agit d’un adolescent possédant un talent pour l’informatique qu’il utilise principalement pour s’amuser, ignorant souvent les conséquences de ses actions.
La figure du hacker ne provient pas de nulle part. Elle vient se brancher sur un stéréotype existant : celui du « Geek asocial ». Cette figure est elle-même une évolution du cliché de l’intello (« nerd » en anglais), principalement utilisée dans les comédies américaines. L’informatique étant un domaine très proche des sciences, il se greffe particulièrement bien à cet archétype, qui avait pour but de se moquer, plus ou moins gentiment, des jeunes gens doués en science.
Ainsi, cette représentation ajoute à la familiarité avec l’ordinateur, des difficultés dans l’univers social – harcèlement, bégaiements, zozotements… – ainsi qu’une frustration amoureuse et sexuelle particulièrement prononcée ! C’est d’ailleurs sur ce dernier point qu’insiste le film Une créature de rêve, sorti en 1986 et réalisé par John Hughes. Il s’agit d’un des premier film à mélanger l’informaticien et le nerd, donnant lieu à notre première instance du « Geek Asocial ». Il s’agit toujours d’un adolescent possédant un talent pour l’informatique, mais lui est quotidiennement moqué, et possède un manque de tact prononcé lorsqu’il s’agit de communiquer avec des filles.
Depuis leurs premières apparitions au début des années 80, les clichés de l’informaticien dans la culture populaire n’ont pas quitté nos écrans. En effet, on retrouve le « PDG », le « hacker » et le « geek asocial » dans de nombreux films et jeux vidéo depuis.
Nous pourrons ainsi recenser de nombreux films représentant des hackers, informaticiens capables de s’infiltrer dans un n’importe quel réseau distant, quelles que soient les sécurités misent en place. Tel un super-héros, le hacker peut également faire exploser des bâtiments en tapant quelques lignes sur son clavier… avec pour seule limite sa vitesse de frappe !
Dans la lignée de Wargames, nous retrouvons, dans le film Terminator 2 sorti en 1991, le hacker nommé John Connor. En 1996, Mission impossible met aussi en scène Luther Stickell. Le hacker a également sa place dans les fictions de jeunesse, comme Code Lyoko, dont le premier épisode est sorti en 2003. On y retrouve un très jeune hacker, Jérémie Belpois, 12 ans, maîtrisant à la perfection son ordinateur, assorti d’une multitude d’écrans. En 2010, on retrouve une fois de plus un hacker nommé Jake Jensen dans le film « The Losers ». La liste serait longue…
On remarque, en effet, que cette figure paraît la plus représentée. De fait, dans nombre de films policiers, on trouvera au moins un informaticien capable de pirater une source distante. La série NCIS enquête spéciale illustre parfaitement ce constat puisqu’on retrouve l’un des personnages principaux : Timothy McGee, informaticien et expert en hacking. On notera une scène où l’on aperçoit Tim McGee et sa collègue tapant à deux sur un clavier afin de pirater plus vite ! A travers ces quelques exemples, nous pouvons constater que la figure du hacker perdure dans le temps, mais qu’elle évolue aussi dans plusieurs directions. Le hacker se démultiplie : si nous retrouvons le hacker introverti, voire même asocial, émergent aussi des figures de hackers populaires ou sympathiques.
La figure de l’informaticien PDG n’a pas non plus disparu. On notera qu’elle n’est plus nécessairement mauvaise. Le personnage a pu inventer un code très puissant et lui a valu une renommée mondiale. Il peut avoir du charisme et de l’’influence. Peuvent illustrer cette évolution Tony Stark, le héros de Iron Man (2008), qui a conçu une IA assistante personnelle extrêmement performante. En 2010, le film The social Network reprend l’histoire de la création de Facebook et célèbre la figure de Mark Zuckerberg, devenu PDG de l’une des plus grandes entreprises du monde.Du PDG maléfique, nous ne sommes désormais plus loin du PDG super-héros, sous la forme du génie de startup.
La série How to sell drugs online (fast), sortie en 2019 sur Netflix, met en scène un duo de jeunes geeks de l’informatique. Ils montent ensemble un site internet de vente de drogue en ligne. Rapidement, ils deviennent leaders de la vente en ligne de drogue dans le monde. On peut y voir un exemple de la façon dont la figure du jeune geek asocial peut se mélanger à celle du PDG. Celle-ci hérite cependant des traits du geek, pour se voir régulièrement ridiculisée par la série.
Un point commun à toutes ces figures de l’informaticien est que celui-ci détient un certain pouvoir que les autres personnes de la société n’ont pas. Le hacker est capable de pirater un lanceur de missile et anéantir un pays s’il le souhaite. Le PDG est capable d’influencer le monde entier et de le rendre dépendant à sa création. Le geek asocial représente, quant à lui, une forme d’impuissance sociale et sexuelle, mais hybridé aux deux figures précédentes il hérite de leurs capacités, même si c’est pour s’en moquer sur un registre comique.
Ces trois clichés sont et seront encore probablement très présents à l’avenir dans le paysage médiatique. Mais ils ont déjà influencé de très nombreuses personnes dans leur vision de l’informatique. On peut se demander comment ces clichés sont perçus par les informaticiens eux-mêmes, mais aussi ils impactent la perception de ces derniers par la société toute entière.
La représentation populaire des informaticiens joue-t-elle un rôle dans leur recrutement même ? Une dimension particulièrement frappante tient à la place des femmes, qui sont très largement absentes des représentations. Il est rare que l’informaticien soit une informaticienne. Or, entre les années 1950 et 1970, l’informatique était un des domaines scientifiques incluant le plus de femmes. Les ordinateurs sont encore de grosses machines de plusieurs tonnes, fonctionnant avec des tubes à vide et utilisant des formats peu pratiques comme les cartes perforées. La tâche de programmation est alors vue comme monotone et fastidieuse, dans la lignée des tâches de secrétariat. Mais à partir du moment où l’informatique est revendiquée comme une science, gagnant en prestige, les femmes seront progressivement effacées du tableau, reléguées à des tâches subalternes, leurs contributions rendues invisibles. (page wikipédia « Femmes dans l’informatique »)
Nous remarquons sur ce graphique que la proportion de femmes travaillant dans le domaine chute brutalement à partir des années 80, la ou elle ne fait qu’augmenter dans les autres disciplines.
La culture populaire a-t-elle joué un rôle ? Une majorité d’hommes sont représentés en tant qu’informaticiens dans les films et dans les publicités. Ces médias sont par la suite consommés par des individus (notamment les plus jeunes) qui intègrent l’idée que « l’informatique, c’est un truc de mec ». Ces mêmes individus transmettent cette idée à leurs proches, qui la transmettront aux leurs, et ainsi de suite. Ainsi, il est plus difficile pour les femmes de se projeter dans ce domaine, là où au contraire, les hommes s’imaginent volontiers dans la peau d’un informaticien. Un cercle vicieux est mis en place, popularisant les stéréotypes de l’informaticien et favorisant la baisse drastique du nombre de femmes employées dans le domaine.
Mais on peut aussi imaginer d’autres effets. Il est possible que le côté asocial de l’informaticien dans ces représentations puisse entraîner des moqueries à l’égard des jeunes passionnés du domaine. Ces moqueries blessent et rendent les interactions sociales plus difficiles, mettant à nouveau en place un cercle vicieux.
Si la représentation des informaticiens dans la culture populaire a sans doute un impact sur les informaticiens eux-mêmes, elle influence aussi la manière dont ces derniers sont jugés par les autres membres de la société. Pour évaluer l’impact de ces clichés sur le jugement des informaticiens, nous avons décidé d’interroger une cinquantaine de personnes, éloignées du métier, sur la manière dont ils imaginaient un informaticien. Comme on le voit sur l’image, nous retrouvons nos principaux clichés !
Ainsi, une majorité de notre échantillon imagine l’informaticien comme un geek asocial. Les témoignages décrivent des informaticiens enfermés dans leur propre univers, difficilement compréhensible par le reste de la population. S’ajoute au tableau une hygiène déficiente ainsi que la consommation de malbouffe (chips) !
La deuxième figure qui est revenue dans le sondage est le Hacker. Les témoignages décrivent une personne passionnée par l’informatique. Le genre masculin ainsi que la couleur de peau blanche sont des termes qui reviennent aussi régulièrement dans ce stéréotype. Ajoutons enfin, que le bon hacker se reconnaît à la présence d’une multitude d’écrans, selon les témoignages recueillis !
La figure du PDG vient en troisième position. Elle est associée par nos enquêtés à un informaticien très intelligent qui gagne beaucoup d’argent grâce aux logiciels qu’il a développés. Encore plus rares sont les témoignages qui voient en l’informaticien une personne normale. Manifestement les clichés ont la peau dure et la culture populaire n’en a pas fini avec ces stéréotypes si puissants.