AUTEURS : Clementin Simonot, Rémi Teixeira
Le Meilleur des mondes, rédigé par Aldous Huxley en 1931 et publié en 1932 est l’une des œuvres qui a eu le plus d’influence sur la science-fiction. Avec des romans comme 1984 de Georges Orwell (1949) ou Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, elle a fixé les canons du genre de la dystopie, qui est encore l’un des plus populaires aujourd’hui, comme en témoignent les analyses de Dualed, The Giver, Elysium, Steins-Gate, ou encore Wall-E, rien que dans ce numéro d’ACID.
Le récit nous plonge dans un monde futuriste où l’État produit une forme d’eugénisme social par la création en usine de tous les membres de l’humanité, identifiés en 5 classes : d’alpha à epsilons. Ces membres sont conditionnés à aimer leur place, leur métier et à désirer tous les biens de consommation produits. Ainsi dans cette société parfaitement stable, nous allons suivre Bernard Marx, un alpha +, qu’une anomalie lors de sa conception rend moins attirant que les autres individus de sa classe. Se sentant exclu et frustré, il se met à réfléchir au fonctionnement de sa société. Cette réflexion atteint son sommet lors de la visite d’une réserve de sauvages où les humains sont encore vivipares et où il y fait une rencontre bouleversante.
Cette œuvre met en exergue une critique sociale et politique, ancrée dans le contexte de son époque, mais dont on peut encore à ce jour questionner l’actualité pour nos sociétés contemporaines. Pourquoi aimons-nous à ce point les histoires de dystopies ?
Le monde décrit dans le livre apparaît d’abord absolument merveilleux. Imaginez un monde où vous pourriez avoir tout ce que vous désirez, qu’il s’agisse de divertissement, de confort matériel, ou même d’avoir des relations sexuelles avec la moindre personne. Ajoutez un travail et des amis qui vous sont chers, l’absence de haine et de douleurs. Un monde parfait, n’est-ce pas ?
Cependant, le meilleur des mondes est bien une dystopie, avec la découverte progressive de ce que l’humanité perdrait à vivre dans un tel paradis artificiel. La structure du réseau de personnages fait ainsi apparaître une première séparation entre un nœud composé en majorité de personnages soutenant le système actuel et une minorité de parias qui remet en question son fonctionnement. Les personnages principaux appartiennent à ce petit sous-groupe : Bernard Marx, que nous avons déjà présenté, Helmholtz Watson, un alpha plus intelligent que la moyenne, Lenina Crowne, une sorte de sex-symbol et personnification du désir, Linda, une alpha plus qui s’était perdue lors d’une visite dans la réserve et qui donne naissance à John, un homme qui est donc né d’une alpha par voie naturelle, chose impensable dans le monde civilisé et qui est ramené à Londres par Bernard. Nous trouvons enfin, à l’interface des deux groupes, Mustapha Menier, l’un des administrateurs centraux de cette société.
Ainsi, le premier aspect dystopique est visible dès le graphe, sous la forme de l’appartenance à la société : tout le monde doit désirer la même chose et consommer en abondance, tout est interchangeable si bien que la mort elle-même est considérée avec indifférence. Les personnages ne sont alors heureux que lorsqu’ils sont dans une foule, si bien que la moindre différence de goût fait ressentir aux personnages un immense sentiment d’exclusion, mais aussi un grand danger. Si une personne est mal conditionnée, elle met en péril toute la stabilité de la société et doit donc en être exclue. L’individualité des personnages, qui est une condition du récit, les place mécaniquement hors de la foule des anonymes, de personnages secondaires définis par leur seule fonction et qui ne sont que des rouages de la machine sociale.
Cette société bride ainsi les humains qui vivent en son sein. Le meilleur exemple pour illustrer cela est la place de la science.
Dans Le meilleur des mondes, la science n’est qu’un mode d’emploi que les habitants suivent à la lettre et que seul l’Administrateur peut modifier. Ainsi, toute perspective de progrès scientifique ne repose que sur le choix d’un seul Homme qui a aussi le rôle de dirigeant. Dans cette logique, la science et la politique ne font alors qu’un, à la manière de la République de Platon.
Comme l’explique l’administrateur « la vérité est une menace et la science un danger public ». Tout changement important dans l’accès à la connaissance peut avoir des répercussions politiques.Voilà pourquoi dans le meilleur des mondes, la recherche scientifique est restreinte à un rayon prédéfini et le progrès abandonné au profit d’un idéal de stabilité.
Toute personne pensant différemment n’a pas sa place et est envoyée en exil. Nous apprenons que ce fut le cas pour Mustapha Meunier, lui-même. Les dirigeants sont donc choisis parmi les dissidents, à qui le choix est offert de demeurer en exil ou de choisir de servir et d’être promu pour diriger un système dont ils comprennent les avantages et les limites. A l’inverse, dans le roman, John est le représentant de la dissidence irréductible. En effet, pour lui, la science est un livre vierge dont tout le monde peut écrire les pages. Ainsi, John recherche inlassablement la vérité dans un monde où elle n’a pas sa place. Pour John, le savoir est la valeur suprême. Or, dans ce nouveau monde, cette valeur à été remplacée : ce n’est plus la vérité qui maintient les rouages de la société bien alignés, mais le bonheur.
Comment faire pour maximiser ce bonheur ? Bien entendu, il arrive quelquefois que les habitants de ce monde si idyllique souffrent. Comment détruire cette souffrance ? Comment maintenir la stabilité de la société face à l’instabilité des passions humaines ? Huxley trouve une réponse simple à ces questions : le Soma, une drogue qui permet de faire disparaître la douleur, la souffrance et tous les désagréments du quotidien.
Mais ce bonheur à un prix, car le soma rend les gens heureux, mais réduit aussi leur espérance de vie. Mais dans ce monde, c’est un prix que les gens sont prêts à payer. « Le bonheur est un maître exigeant, surtout le bonheur d’autrui. Un maître beaucoup plus exigeant, si l’on n’est pas conditionné pour l’accepter sans poser de questions, que la vérité. »1 Cependant, John refuse ce conditionnement et préfère la souffrance et la solitude au bonheur éphémère apporté par le soma.
Les hommes ont toujours voulu échapper à leurs souffrances. Or les drogues s’opposent aux émotions naturelles et imposent des émotions artificielles qui reposent sur la technique. Ainsi, John recherche la vérité sur le monde qui l’entoure, cela est visible tout au long du livre lorsqu’il utilise les mots de William Shakespeare, un auteur prohibé par la société. John se questionne sur les émotions artificielles de la société et préfère l’exil aux émotions chimériques qu’on lui impose.
Si la science et les émotions sont tenues en bride, quelle place la religion occupe-t-elle dans cet univers ? Il reste un personnage principal sur le graphe que nous n’avons pas encore évoqué : N.Ford, un homme du passé, élevé dans l’œuvre au rang de divinité. Il est celui qui a créé les classes grâce au travail à la chaîne, attribuant à chacun un rôle précis dans le processus de production. Le livre nous montre une société où la gestion industrielle tient lieu de politique, à l’image des usines d’ Henry Ford où chaque Homme n’est qu’un rouage de la machine de production. Ainsi, il n’y a pas d’individualité, pas de recherche scientifique, pas de but réel si ce n’est le bonheur satisfait par la consommation.
Cette société apparaît peuplée d’« hommes-machines » à la manière de La Mettrie. Cependant, John s’oppose à cette vision mécaniste de l’homme et prône la liberté individuelle plutôt que le confort artificiel apportée par la société. Ainsi, il évoque un Dieu qui serait plus spirituel, réflexif, qui ne donne pas une place prédéfinie, mais laisse chacun chercher sa place en suivant sa « parole ». C’est pourquoi John essaye de convaincre ses semblables qu’il peuvent être différents de ce que la société attend d’eux. Cependant, il n’y parvient pas, il se rend alors compte qu’il vit dans un monde où, selon la formule de Nietzsche « Dieu est mort » et à été remplacé par le plaisir. John décide de suivre le même sort que son Dieu en mettant fin à ses jours. Ce suicide de John apparaît comme la dernière possibilité de liberté et de transcendance dans un monde qu’il est désormais impossible de changer. La recherche de la vérité et les valeurs de la science apparaissent ici en continuité avec l’aspiration religieuse, qui distingue John de l’administrateur Meunier.
Cette société qui apparaît comme idéale au début se transforme au fur et à mesure que l’on apprend à la connaître en un repoussoir. Tout comme dans la république de Platon, le maintien de l’ordre social prime. Les passions sont contenues grâce à l’utilisation du soma comme régulateur des désirs. Chacun est à sa bonne place, grâce à la planification des naissances et des apprentissages. La société contrôle les idées auxquelles le peuple a accès et ne leur donne pas la possibilité d’être réellement quelqu’un.
Cependant, on retrouve des différences par rapport au modèle platonicien. Tout d’abord, le livre est une critique de cette société et non un éloge. Le système est totalitaire : l’ordre social a une place prépondérante, il régule les hommes, de leur naissance jusqu’à leur mort. La technique est l’outil de la régulation du politique. C’est cette technique qui ancre le meilleur des mondes dans le genre de la science-fiction. Au-delà de la République de Platon, le personnage Ford renvoie au modèle saint-simonien d’une société-machine où « le gouvernement des hommes aurait laissé place à l’administration des choses ». Ce sont des composantes clés de la dystopie : la société idéale, auto-régulée, perçue comme un enfer inhumain.
John représente les contre-valeurs que défend l’ouvrage. Il exprime d’abord l’irréductibilité de l’humain et de la nature à la technique, à la manière de la forme littéraire du bon sauvage, visiteur critique de sociétés plus avancées, mais qui ont perdu le contact avec la nature. Mais il défend surtout l’individualité contre le conformisme. Nous retrouvons ici une tradition libérale de critique de l’Etat tout puissant. Avec cette particularité cependant que dans Le meilleur des mondes, le confort des démocraties et la société de consommation sont tout autant critiqués que les modèles totalitaires. Reste que dans la tradition libérale, la liberté individuelle passe avant le bonheur commun. Le Meilleur des Mondes ajoute, en outre, une dimension religieuse : la société parfaite dans son obsession de la stabilité a supprimé toute transcendance. Or, l’humain ne se réduit pas à la matière ou à la technique. Il y a quelque chose qui échappe et mène John jusqu’au suicide, présenté tout à la fois comme l’acte de liberté suprême et la suprême absurdité. Défense de la nature et de la liberté individuelle, irréductibilité de l’homme à la machine et soif d’absolu, mais aussi impossibilité de la dissidence, supprimée dans le cas de John, enrôlée dans ceux de Bernard ou Meunier, Le Meilleur des Mondes fixe les fondamentaux du genre dystopique, dont on peut se demander comment ils sont traités, conservés ou abandonnés, dans le revival contemporain.