AUTEURS : Emma Angenault, Noelie Wurtz
Dualed est une œuvre de science-fiction qui s’inscrit dans le genre des dystopies. Écrit en 2013 par Elsie Chapman, ce livre raconte l’histoire d’une adolescente, West, qui grandit dans la ville de Kersh, où chaque enfant possède un double, son Alt, qu’il doit un jour affronter lors d’un combat à mort. L’autorité du Conseil présente cette épreuve comme un moyen de former des soldats et de ne garder que les individus les plus méritants.
A la manière d’autres succès contemporains de littérature jeunesse, comme la saga Hunger Games, Dualed reprend les schémas de la science-fiction dystopique classique : un monde clos où s’exerce un régime autoritaire, une oppression par le pouvoir et la violence, mais aussi une héroïne possédant des capacités techniques remarquables. Mais elle présente des éléments originaux, et particulièrement troublants : la surreprésentation de personnages morts et une forme d’inaction totale de l’héroïne contre le pouvoir, dont on ne sait si l’œuvre la condamne ou la célèbre ! Alors, peut-on vivre heureux en dystopie ?
Dans cette œuvre, nous faisons face à une héroïne aux capacités techniques améliorées. Elle est formée à tenir et manier un couteau, elle sait utiliser un pistolet et n’a pas peur de se salir les mains pour arriver à ses fins. A la manière de Katniss Everdeen de Hunger Games, West est une héroïne féminine puissante, dont les caractéristiques surpassent celles des autres personnages1. On peut la voir sur la couverture du livre, tenant une arme dans chaque main pour montrer sa détermination ainsi que sa mission, tuer son Alt. C’est la raison pour laquelle la technique est la plus présente dans cette œuvre, comme on le voit sur le graphe. Elle prend la forme des capacités individuelles de l’héroïne, de son talent pour la chasse aux Alts et de sa ruse.
Si la technique est bien plus présente que la politique ou que la science, celles-ci sont cependant présentesLa politique, représentée par l’instance du « Conseil », plante le décor de la dystopie et explique les enjeux de cette société : former ses citoyens à tuer pour ne garder que des soldats capables de défendre la cité contre une menace extérieure potentielle, dont on ne sait si elle est réelle ou fantasmée.
Quant à la science, elle explique la création des Alts, fondée sur l’entremêlement génétique entre les quatre parents pour obtenir les deux Alts qui vont se combattre dans quelques années. Lorsque deux parents souhaitent avoir un enfant, ils doivent faire une demande au Conseil qui régit les naissances. Ils vont donc, à l’aide des scientifiques, créer deux bébés parfaitement identiques, des Alts. A la manière du Meilleur des Mondes, ou dans la tradition des sociétés platoniciennes, les scientifiques contrôlent le processus reproductif, intégralement technicisé. Une autre figure de la science transparaît aussi dans le roman, comme on le voit avec l’illustration de la couverture : la ville en ruine, sale, laisse apercevoir les vestiges d’une technologie qui fut autrefois développée et avancée. Au final, l’image de la science est doublement négative : associée au pouvoir politique et au contrôle social dystopique, elle est aussi un élément qui peut expliquer la ruine de la civilisation, à la manière du genre post-apocalyptique.
Le monde tourne donc autour d’une technique extrêmement présente et d’une politique et d’une science importantes pour poser le décor de l’univers mais qui restent assez effacés dans la conduite de la narration. Cette répartition montre donc qu’il vaut mieux agir techniquement plutôt que développer une recherche ou une ambition politique. Ça n’aidera pas à rester en vie. La survie prime.
Dualed se distingue par une représentation crue de la violence : les cadavres et les morts s’accumulent, mais ne sont considérés que comme des choses anodines par les personnages. Les scènes de mise à mort sont violentes, crues, mais n’engendrent aucune émotion négative, ce qui augmente notre malaise. Elles sont représentées comme un spectacle. Lors d’une scène, on apprend même qu’on emmène les jeunes enfants voir des « accomplissements », c’est-à-dire l’affrontement à mort des Alts, comme si on les emmenait voir un film ou une comédie musicale. Cela pour les forger et leur apprendre à tuer.
Le malaise est d’autant plus grand que le point de vue interne dans l’œuvre nous donne une bonne image de la société. La violence n’est pas quelque chose qui effraie l’héroïne, mais la fascine. Elle fait preuve d’une certaine forme de puissance et d’habileté, qui la place du côté des gagnants, et participe à donner un aspect grotesque et méprisable aux perdants. Si nous nous mettons à la place de l’héroïne, on comprend que sa façon de penser est banale dans sa société : elle a côtoyé la mort toute sa vie, avec les scènes de meurtres dans la rues, les cours de combats, de maniement des armes, la morts de ses frères et soeurs à cause de leur mission d’accomplissement, ainsi que la mort « d’accomplis », comme ses parents qui ne sont que les victimes de ce système dystopique. Ce système ne se remet pas en question et personne ne veut le renverser.
Les panneaux de préventions à l’attention des « activés » renforcent la banalisation de l’acte du meurtre. Le vocabulaire diffère du nôtre : « chasse à l’homme » se transforme en « mission », « les meurtres » en « accomplissement », les victimes en « Alts » et les meurtriers en « accomplis ». Ces transformations du vocabulaire vont dans le sens d’une euphémisation de l’acte. Puisqu’il est plus facile de parler de « mission » que de « chasse à l’homme », les habitants de Kersh considèrent l’acte de tuer comme quelque chose de tout à fait banal. Une activité qui fait partie de leur quotidien, sans qu’ils ne s’interrogent réellement le sens des mots qu’ils utilisent. Le seul moyen de comprendre les enjeux pour le lecteur est de voir ces scènes, ces scènes de mort et de destructions de vie, qui contrastent avec les mots utilisés pour les nommer.
Le graphe fait apparaître une des grandes originalités de l’œuvre : l’omniprésence et la surreprésentation des personnages décédés.
En effet, la moitié des personnages présents dans les graphes sont morts ! Il s’agait, en majorité, des membres de l’entourage de West, soit de la famille de Chord [le meilleur ami de West], soit de la sienne. Ces personnages apparaissent dans la fiction uniquement à travers ses propres pensées. Elle évoque tantôt le souvenir de sa sœur, tantôt les conseils ou les qualités de son frère. Cette structure particulière que nous offre le graphe est possible grâce au format de l’œuvre, qui est un roman et non un film. En effet, ces personnages ne sont pas directement acteurs de l’œuvre, mais sont présents dans le souvenir et la nostalgie de l’héroïne qui souffre de l’absence de ses proches. C’est ce manque qui nourrit sa haine du système.
On remarque, en outre, que la majorité des personnages vivants sont adultes et que,mis à part les parents de West, tous les personnages morts sont des enfants. Cela provoque un sentiment d’injustice envers la cruauté du système. Là où les adultes sont parfois en partie responsables ou acteurs de la violence, les enfants sont symboles d’innocence et ne sont que des victimes impuissantes du système tyrannique où ils grandissent. Enfin, cette présence de personnages décédés renforce le risque qui plane au-dessus de l’héroïne. Tout lui rappelle sans arrêt qu’elle devra soit tuer, soit mourir, ce qui entretient l’atmosphère de suspense du roman.
Tout au long de l’œuvre, de nombreux éléments poussent ainsi le lecteur à s’opposer à la tyrannie politique en place. Nous compatissons avec l’héroïne, qui a perdu toute sa famille à cause des règles injustes du système. De plus, il y a une représentation très importante de la violence et la cruauté dans lesquelles West évolue. Elle semble enragée par la mort de ses proches, provoquée par le système de Kersh.
Pourtant, l’héroïne ne s’oppose jamais au système. Elle ne le critique jamais directement. Au mieux, elle tente parfois d’en contourner les règles comme lorsqu’elle choisit de s’engager au côté des chasseurs. On pourrait alors croire à un engagement politique révolutionnaire, mais ces derniers se contentent de tuer à la place des autres, comme des mercenaires. Elle fait ce choix, non dans un esprit de rébellion mais uniquement pour acquérir un entraînement meilleur et de plus grandes chances de survie et de victoire face à son Alt.On attend tout au long de l’œuvre un combat de l’héroïne face au système, mais le seul combat qu’elle livre est celui face à son Alt, qui est tout autant une victime de Kersh.
Cet aspect déroutant de l’œuvre est poussé à l’extrême dans l’avant-dernière page. Ayant réussi sa « mission », West devient professeur de maniement des armes. Elle devient ainsi elle-même actrice du système et déclare avec indifférence à propos d’une lame de couteau : « ce n’est plus un poids, juste un simple couteau. Plus une question de vie ou de mort… du moins pas pour moi. J’ai trouvé un nouveau travail. » Elle semble donc totalement indifférente à l’injustice encore subie par les activés et se contente d’avoir réussi à s’en sortir. Son attitude paraît extrêmement égoïste. Comme si elle avait validé un simple examen. Elle parle même d’avoir « mérité sa place ». S’il est courant que les oeuvres dystopiques se terminent par la victoire du système, à la manière du suicide de l’opposant (Le Meilleur des Mondes) ou de la trahison des dissidents (1984), Dualed pousse encore plus loin la noirceur, avec l’adhésion active de l’héroïne au système injuste de l’oeuvre.
Ainsi, Dualed est un livre troublant. Au début, il installe une dystopie classique, mais la fin ne correspond pas à nos attentes. Il est particulièrement déroutant de faire face à une « dystopie heureuse », où la société est vivement critiquée, sans que rien ne soit fait pour la changer. Le livre se contente de célébrer l’action technique et les capacités de l’héroïne, sans proposer de perspective politique. La brutalité du système est pourtant bien décrite, par la présence des morts dans le roman, mais pour qu’au final rien ne change.