Flaviean Theurel, Hugues Perrin
Metal Gear Solid V : The Phantom Pain est le dernier opus (2015) de la série culte des Metal Gear. Hideo Kojima, son créateur emblématique, livre, comme à son habitude, un hybride entre jeu vidéo et film, avec une histoire riche et complexe, communiquée à travers un savant mélange de gameplay et de cinématiques. Cette ambition cinématographique se remarque dès le lancement du jeu, avec le prologue qui peut durer plus d’une heure, où le joueur n’est que simple spectateur, sans possibilité de pouvoir bouger ou agir !
Mais comment la forme vidéoludique influence-t-elle la narration par rapport aux œuvres cinématographiques ? Qu’est-ce que la dimension active du jeu vidéo permet de faire vivre au joueur ? Transforme-t-elle la conduite des histoires ? La méthode des réseaux de personnage nous permet de comparer le jeu d’Hideo Kojima aux narrations cinématographiques et d’interroger un récit structuré par le jeu.
Dans Metal Gear Solid V : The Phantom Pain, le joueur incarne un mercenaire légendaire, Big Boss ou Venom Snake. Fatalement, ce protagoniste a une place centrale dans le réseau de personnages. Son lien au joueur fait qu’il est présent dans la totalité des scènes analysées, que ce soient des scènes de gameplay ou des cinématiques ! Nous obtenons donc un réseau ultra-centralisé autour du personnage joué. Il entretient des liens avec absolument tous les personnages et toutes les factions rencontrées ; ce qui est logique puisque le protagoniste est présent à chaque scène où les autres personnages sont également présents. On retrouve donc une sorte de « forme en étoile » dont Venom Snake est le centre absolu. La première propriété de la narration ludique est d’installer le joueur en majesté.
De plus, on remarque que les personnages du réseau se rangent tout naturellement en sous-groupes distincts : d’un côté, nous trouvons les personnages uniquement présents durant le prologue, puis les principales « factions » et enfin, les personnages importants dans la dernière partie. Ils forment des micro-sociétés que nous explorons à part les unes des autres, comme si la logique du level design dictait l’organisation des personnages.
Le décentrement du point de vue que permet la littérature ou le cinéma est ici singulièrement absent. Sachant tout cela, il serait intéressant d’imaginer un réseau de personnage où Venom Snake ne se serait jamais réveillé de son coma ou aurait été assassiné à l’hôpital militaire de Dhekelia : pour retrouver ce graphique, il suffit de supprimer les personnages de Big Boss et de Kazuhira Miller, qui est toujours en lien avec Venom Snake, via une oreillette. On se retrouve avec un graphique uniquement composé d’antagonistes. Ce sont eux qui capturent la majorité de l’attention narrative. En l’absence du héros, on peut se dire que les antagonistes auraient pu parfaitement prospérer et réussir leur plan !
La forme jeu vidéo impacte, en outre, la répartition des personnages en fonctions techniques, scientifiques et politiques. La logique d’action du jeu vidéo conduit, en effet, à ajouter une dimension technique à des personnages que l’on aurait pu coder par ailleurs en science ou en politique. Doter les antagonistes de capacités techniques avancées en fait des personnages avec, ou surtout, contre qui jouer ! La complexité et la profondeur de la narration d’Hideo Kojima conduit de surcroît à multiplier les fonctions.
In fine, la politique apparaît comme la dimension centrale du jeu : mais cette politique doit s’exprimer et se résoudre en technique sur le versant du gameplay. L’univers politique du jeu se sépare en deux camps, que l’on pourrait distinguer par leur attribut secondaire : les protagonistes, sous la bannière de la technique, et les antagonistes sous la bannière de la science. Nous retrouvons une opposition traditionnelle où des héros pleins de ressources combattent des méchants, qui essaient d’inventer un moyen technoscientifique de régner sur le monde. La science n’apparaît cependant ni bonne, ni mauvaise en soi. Elle est, avant tout, un moyen utilisé par la politique pour construire des armes. Elle constitue ainsi l’objectif du camp de la technique, qui cherche à protéger le monde en s’emparant de la science ou en détruisant ses créations néfastes. En revanche, la politique apparaît sous un jour largement défavorable, comme un univers de conspiration et de manipulation, conformément aux grands enjeux de la série.
Une dernière dimension singularise la narration de Metal Gear Solid V : le jeu se permet de perdre son joueur, bien plus que ne le ferait un film. Le caractère, en apparence, décousu de l’histoire peut certes s’expliquer par le fait que la franchise existe depuis plusieurs décennies. Cet épisode existe afin de combler les derniers trous scénaristiques de la franchise, mais il mobilise un grand nombre de personnages que les joueurs sont censés avoir déjà rencontrés auparavant. Ainsi un joueur ne s’étant guère intéressé à l’histoire des Metal Gear risque de se voir perdu par la densité scénaristique. Pire, il ne remarquera pas des détails, des relations ou des liens importants, en étant noyé sous l’apparente ambiguïté de bon nombre des personnages.
De fait, le réseau fait apparaître, outre les liens existants, l’étendue des liens manquants ! Comme si la narration ne nous donnait qu’une partie des relations entre les personnages : charge au joueur de mener l’enquête pour comprendre les tenants et les aboutissants de l’histoire. Ce n’est donc pas simplement le jeu qui change la narration, par l’alternance des cinématiques et du gameplay, mais l’histoire elle-même qui devient une sorte de jeu, un puzzle, à compléter en remettant les informations au bon endroit.
On remarquera, en outre, que cette dimension est encore amplifiée par la dimension politique de la série et le nombre de personnages qui jouent double jeu et mélangent les identités. Les liens manquants entre les personnages et le double jeu de certains participent ainsi à la création d’une narration qui fonctionne elle-même de manière ludique, comme un puzzle. Suivre l’histoire exige un travail de recoupement et d’enquête. Ainsi, nous avons ajouté sur notre graphique les liens importants et peu visibles, qui sont pourtant cruciaux pour comprendre l’histoire. Ce travail sur le réseau de personnage illustre bien ce qui se passe dans la tête du joueur au cours du jeu.
Ce jeu de piste dans le jeu d’infiltration est plutôt unique en son genre, d’autant plus qu’il se poursuit à travers tous les jeux d’Hideo Kojima estampillés Metal Gear. La série ne se contente pas de lorgner du côté du cinéma et de développer un univers complexe et fascinant. Elle invente de nouvelles manières de jouer avec la fiction.