Auteurs : Thibaud Leclere, Hugo Pereira, Alexis Vilmard
La science-fiction est un genre narratif proposant une vision de ce que pourrait être le futur, que ce soit par ses technologies ou son univers. Elle ne se détache pas d’une dimension explicable puisque son récit est ancré dans la réalité et est issu d’une rationalité scientifique, à contrario du fantastique où des éléments inexplicables par nos connaissances actuelles sont introduits.
Quel média est le mieux armé pour la science-fiction ? Celle-ci est née sous forme littéraire, qui permet le développement d’une narration complexe. Le cinéma y a joute une forme de merveilleux visuels en donnant à voir les mondes de science-fiction. Cependant, en roman comme au cinéma, la narration est toujours linéaire, proposant une histoire unique et l’univers n’est connu que pour autant que les personnages le traversent. Le spectateur peut ainsi rester sur sa faim. N’avez-vous jamais eu envie, après avoir vu un film Star Wars, de conduire vous-même l’un de ses vaisseaux ?
Manifestement, le jeu vidéo est capable de plus : il peut non seulement proposer des narrations multiples, mais aussi des univers plus consistants, plus grands, dont les moindres détails pourront être inspectés par les joueurs. Peut-on affirmer dès lors que le jeu vidéo est le meilleur média pour la science-fiction, en transformant le spectateur en joueur ?
De nombreuses franchises se sont orientées vers les jeux vidéo pour étendre leur portée. De livres ou de films aux jeux vidéo, un travail d’adaptation à la grammaire vidéoludique doit se faire. L’adaptation est cependant rarement un gage de qualité. En première approche, les jeux vidéo peuvent sembler imposer une réduction drastique du contenu de l’oeuvre d’origine. Ainsi, souvent, une partie de l’œuvre originale est retirée ou remaniée afin de servir le jeu. Ce fut par exemple le cas de Dune (1992, Westwood studio) qui n’a pas gardé grand-chose de l’œuvre de Frank Herbert si ce n’est la planète éponyme, sa faune et les deux factions protagonistes. Le jeu étant le premier jeu de stratégie en temps réel moderne, il est très pauvre en narration et ne dispose d’aucune histoire.
De même, les jeux vidéo des années 80 adaptant des films s’étaient fait une spécialité de créer des niveaux entiers à partir de scènes de quelques minutes… comme si les logiques du jeu vidéo étaient si à part qu’elles ne pouvaient se concilier avec les média traditionnels. Cependant, les jeux modernes, avec plus de moyens techniques et financiers, peuvent plus facilement adapter des œuvres et représenter leur complexité narrative avec fidélité. De plus l’immersion du joueur dans ces univers peut renforcer la consistance et la plausibilité de l’univers : le joueur n’est plus un observateur de l’histoire mais en est le principal protagoniste.
Le cas de l’auteur de science-fiction Alain Damasio est éclairant. S’il a témoigné de sa déception lors de son expérience dans le développement du jeu Remember Me, où tout son travail de création d’univers a été réduit à peau de chagrin, il a cependant choisi de reprendre l’expérience avec l’adaptation en jeu vidéo de son œuvre littéraire La horde du contrevent. En effet, pour lui, seul le jeu vidéo pouvait retranscrire l’expérience décrite par son œuvre de façon innovante.
Alain Damasio décrit ainsi un « sentiment d’identification fort à l’action », plus violent et plus immersif que dans un livre ou dans un film, car le joueur, manette en main, au plus proche de l’action, ressentira tous les éléments de gameplay voulus par le jeu vidéo. Le jeu vidéo de par ses capacités techniques peut immensément impliquer le joueur. D’abord via son gameplay, le joueur devient acteur de l’histoire en lieu et place de simple spectateur.
Pour prolonger l’intuition de Damasio, on peut considérer que les jeux possèdent plusieurs caractéristiques qui les rendent particulièrement adaptés à la science-fiction. La première tient à la consistance de l’univers, simulés par la machine. Si ce sont les mondes qui nous font rêver en science-fiction et qui provoquent le sense of wonder, en jeu vidéo on ne rêve plus seulement devant une description ou une image, mais l’on parcourt l’univers et on y agit. Dans cette optique de proposer un monde consistant et navigable, des jeux, tels que Elite Dangerous (2015, Frontier Developments), représentent un idéal de la science-fiction. Le jeu ne propose pas de réelle trame scénaristique, mais uniquement un immense monde futuriste dans lequel le joueur peut naviguer à son bon vouloir.
De plus, l’univers du jeu va s’adapter aux actions des joueurs dans la manière ou l’influence des différentes factions et les conditions économiques des zones du jeu vont évoluer. Certains jeux tels que Outer wilds (2020, Mobius Digital) font de leur univers leur cœur de gameplay. En effet, ce jeu de puzzle se passe dans un système solaire unique bloqué dans une boucle temporelle. Le jeu construit son univers comme une simulation, en utilisant les équations newtoniennes pour réaliser le mouvement des astres. Or la construction d’un système stellaire entier étant particulièrement complexe, les développeurs ont eu l’idée de la boucle temporelle pour limiter l’évolution du système tout en maintenant sa cohérence. En jeu vidéo, l’univers existe réellement au sens où il est produit de règles qui simulent les lois physiques et permettent l’interaction.
De plus, certains jeux impliquent encore plus le joueur en lui faisant faire des choix modifiant ainsi le scénario. Ainsi des jeux vidéo de science-fiction tels que Mass Effect (2007, Bioware) ou Fallout (1997, Interplay) permettent des scénarios à embranchements qu’il ne serait pas imaginable de réaliser dans d’autres médias. Et encore, cette capacité d’embranchements est assez restreinte lors qu’on les compare à la forêt d’embranchements que constituent les visuals novels, un genre où la SF est très présente.
Ce genre de jeu créent des scénarios complexes organisés par les choix réalisés par le joueur. Ceux-ci ont des scénarios pouvant changer du tout au tout grâce au choix du joueur. Ainsi, certaines œuvres de ce genre peuvent disposer de plusieurs dizaines de fins possibles pour un nombre bien supérieur de chemins possibles pouvant être joués. De plus, ces cheminements et ces fins peuvent être extrêmement différents les uns des autres. Les scénarios de science-fiction, comme ceux qui impliquent des voyages temporels ou des multivers, conviennent bien à ce genre de narration qui démultiplie les perspectives sur l’histoire. Ainsi, loin de réduire nécessairement les possibilités narratives de la SF traditionnelle, comme c’était le cas pour les premiers jeux d’arcade bornés par l’impératif d’action, les jeux vidéo peuvent au contraire les développer de manière particulièrement étendue. Dans le cas des récits structurés par le voyage temporel, comme Outer Wilds, on peut même considérer que le jeu vidéo est la seule forme narrative permettant d’expérimenter ce jeu avec le temps et le retour en arrière dans le récit.
Une autre spécificité des jeux vidéo tient à la possibilité de rendre concrète l’interaction avec une Intelligence Artificielle. Ce qui était un thème classique de science-fiction devient action de jeu, effectuée en première personne. Ainsi, dans certains jeux, le joueur a de véritables conversations avec l’IA, en utilisant des commandes ou en tapant des messages, ce qui peut lui permettre d’obtenir des informations pour avancer dans le jeu. On peut citer Event[0] (2016, Ocelot Society) où le personnage joueur se retrouve coincé dans une lointaine station spatiale abandonnée et doit communiquer avec l’IA Kaizen pour pouvoir progresser dans la station. Dans d’autres jeux, le joueur peut même créer son programme informatique pour résoudre certains puzzles. En effet, certains jeux tels EXAPUNKS (2018, Zachtronics) ou Shenzhen I/O (2016, Zachtronics), le joueur développe son propre programme afin de résoudre divers problèmes d’algorithmique et de progresser dans l’histoire. Il ne s’agit plus simplement de mettre en scène une histoire avec un programmeur ou un hacker, mais de devenir soi-même le personnage… en réussissant les défis de programmation.
Une dernière possibilité des jeux vidéo tient à la simulation du futur. Les simulations permettent aux développeurs de créer des environnements et des situations qui ressemblent de manière réaliste à ce qui pourrait exister dans le futur, comme dans Anno 2070 (2011, Related Designs). Dans ce jeu, la terre souffre du réchauffement climatique et la montée du niveau de la mer a dévasté les continents. Ainsi, Anno 2070 permet au joueur de construire et de gérer un empire industriel et commercial tout en devant protéger l’environnement de la pollution ainsi produite. Cela montre les capacités du jeu vidéo à simuler et montrer un futur plausible. Le joueur intervient dans la simulation, par ses choix, en modifiant les paramètres. C’est ensuite à l’ordinateur d’effectuer les calculs pour engendrer l’évolution du système. Le jeu vidéo exploite ici une des possibilités premières de l’informatique, si l’on songe aux grandes modélisations, comme celles du climat ou des limites de la croissance par le Club de Rome.
Ainsi, le jeu vidéo offre un ensemble de possibilités inédites pour la science-fiction, à travers des genres aussi différents que le jeu de simulation, le visual novel narratif ou encore la simulation de combat et d’exploration spatiale. On comprend les raisons pour lesquelles la SF se prête si bien au jeu.