Auteurs : Trystan Le Roux, Paul Taupin, Paul Aschehoug
Pendant longtemps, la rançon du succès pour un jeu vidéo était de recevoir son adaptation au cinéma… avec un résultat pour le moins variable. Aujourd’hui, nous connaissons une nouvelle vague d’adaptations du jeu vidéo, non plus vers le film, mais vers la série. Cette stratégie est a priori encore plus risquée dans la mesure où les contenus narratifs des jeux vidéo peuvent être à la peine avec l’ampleur d’une série. Ou bien le jeu n’a aucune histoire et il faut tout inventer. Ou bien le jeu en possède déjà une et il faut choisir une stratégie d’adaptation : répéter l’histoire ou étendre l’univers.
Si la série Arcane, adaptée de League of Legends est dans le premier cas d’un jeu sans contenu narratif, Cyberpunk: Edge Runners illustre la deuxième option. Le jeu possède déjà sa propre histoire. Le studio CD Projekt s’est spécialisé dans les grands jeux d’aventure, avec un fort contenu narratif, comme leur saga The Witcher. Celle-ci est adaptée de romans de Fantasy et a elle-même connu son adaptation en série. Mais Cyberpunk: Edge Runners adopte encore une autre voie, en s’écartant résolument du jeu vidéo pour développer une histoire et un style graphique autonome. La série est réalisée par le studio d’animation Trigger, avec le soutien de CD Project Red, à l’origine du jeu Cyberpunk 2077, dont la série reprend l’univers et certains personnages.
Une des spécificités de la série est le contre-pied qu’elle prend par rapport au jeu d’origine. Plusieurs aspects de la série tranchent nettement avec leur équivalent en jeu. C’est notamment le cas du personnage principal qui, contrairement au jeu, ne dispose pas de facultés extraordinaires. C’est uniquement après avoir perdu sa mère qu’il recevra un premier implant qui lui donnera déjà de formidables capacités de déplacement.
Ainsi, contrairement à l’adaptation de The Witcher, du même studio, le personnage central de la série n’est pas le personnage jouable dans le jeu. Les héros ne coïncident pas. La série prend au contraire le parti-pris d’étendre l’univers narratif du jeu à partir de personnages nouveaux, qui ne sont même pas présents dans le jeu. Nous suivons ainsi la vie du jeune David, dans la ville futuriste de Night City. Après la perte de sa mère, il rejoint une bande de mercenaires dans laquelle il trouve un foyer. David évolue avec cette bande qui subsiste par la chasse à la prime et contrats divers. La série développe particulièrement les relations de David avec les membres proches de sa bande en laissant une constellation de personnages anecdotiques en périphérie. Cette structure est bien visible sur le réseau de personnages : on remarque un noyau de six personnages fortement interconnectés. Ce noyau est centré sur David.
Ce premier pas de côté consistant à promouvoir un personnage nouveau par rapport au jeu est redoublé par le second parti-pris de la série : son style graphique. De fait, le studio d’animation Trigger emploie ici une esthétique particulièrement chargée et colorée, comme on le voit dans l’image, où on assiste à une démonstration de style graphique. Ce choix à la limite du psychédélisme prend complètement à revers l’apparence photo-réaliste du jeu.
La série ne reprend donc que peu d’éléments du jeu. On peut considérer que leur point commun est une simple correspondance géographique. C’est la ville, Night City, qui est commune aux deux œuvres. Nous sommes dans la stratégie exactement inverse d’Arcane : ce qui circule d’un média à l’autre, ce ne sont plus les personnages, mis en avant, mais l’univers, comme support d’histoires multiples. Cette stratégie est beaucoup plus classique dans le champ de la science-fiction, qui encourage la prolifération des histoires au sein d’un même monde, à l’instar de la saga Star Wars. Le monde demeure, les personnages et leurs histoires passent.
La série reprend les codes du genre cyberpunk, inauguré par William Gibson avec Neuromancer au début des années 1980. La branche politique de la série est incarnée par les corporations et multinationales qui ont pris la place du gouvernement. A un niveau intermédiaire, nous trouvons les fixers, qui agissent comme agents des corpos auprès des cyberpunks. Arasaka est la plus grande de ces corporations et contrôle la ville. Elle est en guerre commerciale et militaire avec Militech, une autre corpo. Ce conflit est une guerre par procuration : les corporations engagent des fixers comme mercenaires qui eux-mêmes sous-traitent l’exécution de ces primes.
Dans l’esprit du cyberpunk, cette politique est uniformément mauvaise : elle occupe un rôle qui n’est plus la quête du bien commun, mais simplement la recherche de puissance au moyen d’innovations technologiques. Pour ce faire, cette politique a asservi la science pour produire des avancées techniques débridées par ces mêmes corporations. L’univers est de ce point de vue tout à fait identique à celui de Ghost in the Shell.
A rebours de cette politique des corporations, nous retrouvons nos personnages principaux qui vivent en communauté restreinte et s’entraident. On le remarque bien dans l’image complète de la bande ci-dessus, tirée de l’épisode 4. Nous avons ici une opposition sans équivoque entre deux modèles de société, à des échelles différentes. La société a abandonné le vivre-ensemble et le seul contre-modèle est cette communauté fraternelle. Cette vision pessimiste de la “bonne” politique minoritaire sert aussi à construire l’univers de la série et est une spécificité classique du genre cyberpunk.
Encore plus que par son histoire ou son univers, la série se distingue par son style graphique et la qualité de son animation. Cette esthétique sert le message de la série. De fait, les scènes d’affrontement et de combat bénéficient d’un style particulièrement cru, qui n’hésite pas à aller vers le gore. En effet, la violence des coups portés et des dommages subis apparaissent ici au moyen d’un déluge visuel de lumière et de sang. Cette vision, exacerbée de la violence lui donne un aspect jouissif pour le spectateur. On veut voir la prochaine scène d’action car on s’attend à une récompense visuelle. Cette implication du spectateur dans les scènes d’action permet de dresser le parallèle suivant : la série traitant d’un sujet cyberpunk agit elle-même comme un implant tout droit sorti de cet univers ! Cet implant déforme la vision du spectateur, mais lui offre aussi des plaisirs faciles, grâce au déluge de violence agissant comme une drogue auprès du public. La valeur numéro un de la série est donc la technique. Mais celle-ci est appréhendée au moins autant pour son utilité, que pour sa valeur esthétique pure, dans un style qui peut rappeler la revue Métal Hurlant, sans lésiner sur le psychédélisme ou le gore. L’animation se déploie comme éloge de la technique, centrée sur sa capacité à amener les individus vers des états de conscience modifiés.
La science est donc asservie par la politique pour servir la technique. On le remarque bien au travers des graphes des rôles des personnages où les scientifiques sont non seulement minoritaires mais aussi entourés de supérieurs ayant un rôle technique. La technique devient une fin en soi et non plus un moyen. Cette idée de fuite en avant est bien retranscrite au travers du rapport au corps dans l’univers cyberpunk. Les personnages n’ont aucun état d’âme à changer certaines parties de leur corps : c’est un moyen de gagner en puissance, qui représente pour eux une perspective suffisamment crédible. Ici encore, la technique est une fin en soi : il s’agit de gagner en puissance pour le fait d’en gagner, et presque pour la beauté du geste, des gestes nouveaux que la technique permettra.
La disparition de tout scrupule montre la disparition du politique et de son rôle régulateur sur ces sujets de trans-humain. Ce rapport décomplexé au corps apparaît aussi dans le traitement de la nudité dans la série. Les personnages n’ont aucune pudeur à s’afficher nus si cela à une raison purement pratique. C’est le cas des personnages de nets-runners, ces hackers dont le poste de travail est un bain d’eau glacé dans lequel ils s’immergent nus, y compris dans une pièce bondée comme c’est la cas dans la série. Alors même qu’ils plongent comme de purs esprits dans la matrice, leur corps immatériel est ramené à des réactions viscérales de surprise et d’effroi. Le corps et la technique se mélangent et sont partout. Cette disparition de la sacralisation du corps témoigne d’un changement de valeurs de la société. Les gens ne croient et n’aspirent plus aux mêmes choses. La technique est vue comme salvatrice, comme moyen et comme fin pour survivre dans cette ville écrasée par les corporations.
Les anciennes valeurs morales liées au respect du corps humain sont outrepassées mais cela ne signifie pas du tout la fin du spirituel. Une nouvelle croyance s’installe dans cet univers : les corporations sont un Eldorado offrant les meilleures conditions de vie. Le but ultime d’une vie est de travailler pour l’une de ces corporations. Le meilleur exemple de cette croyance est le caractère envoûtant de la tour Arasaka. Le siège social de cette corporation attire car il propose une élévation aussi bien sociale que physique. Cette volonté de s’élever des bas quartiers renforce l’idée de fuite des personnages, notamment celui de Lucy, qui cherche tellement à s’élever et s’enfuir qu’elle souhaite partir sur la Lune. Il est bon de préciser que ces voyages vers la Lune font partie intégrante des services proposés par les corpos. Il est donc impossible d’y échapper, ces corpos nous vendent constamment des services, même lorsqu’il s’agit de les fuir.
Un autre aspect intéressant du personnage de Lucy est qu’elle est une netrunner. Ces hackers disposent d’un traitement particulier dans cet univers. Ils explorent l’ancien Net, région mal connue d’internet dans le monde de la série. Contrairement à Ghost in the Shell, le contact avec la matrice ne produit aucune spiritualisation. Il ne s’agit pas de devenir des sortes de dieux modernes ou d’atteindre un stade d’intelligence ultime réservé aux machines. Les hackers n’ont aucun privilège. Ils n’échappent à l’exploitation par les corporations et agissent en tant que mercenaires.
Les netrunners sont susceptibles de mourir lors de leur plongée dans le flux de données. Ils sont donc constamment ramenés à leur condition humaine, aux limites de leurs corps. Ils ne s’élèveront pas vers l’IA mais déclineront avec l’âge ou mourront lors d’une plongée dans l’ancien Net. Il leur est impossible de totalement vivre dans le Net, de se séparer de leur ancrage à la réalité. La série propose une sorte d’univers désespéré, sans porte de sortie. Le spirituel n’est qu’un leurre au service des corpos. A la fin des fins n’existe que la chair mortelle, plus ou moins truffée d’implants et cabossée.
Cette série a eu un succès retentissant et a même créé un regain d’intérêt pour le jeu dont elle s’inspire. Par ailleurs, pour confirmer cette tendance, un patch ajoutant du contenu exclusif à la série à été ajouté au jeu d’origine. Mais la série ne se contente pas d’adapter le jeu vidéo en assumant le grand écart avec l’œuvre d’origine, elle propose aussi une relecture radicale du cyberpunk, en éliminant l’élévation spirituelle par l’Intelligence Artificielle ou la conscience des machines.
En un sens, la forme devient aussi importante que le fond dans l’éloge de la technique. Ce style très cru marque le spectateur et véhicule une vision “viscérale” du genre. Les personnages ont au départ des buts classiques mais ils glissent peu à peu vers l’immoralité et échouent à changer quoi que ce soit à la situation initiale. Cette incapacité à changer le monde est un point commun avec les autres œuvres de cyberpunk et leur politique totalitaire, byzantine et corrompue. Même avec des dizaines d’implants, ne reste que cette bonne vieille humanité imparfaite…