Paul Petry, Sebastien Hirth, Jean-Samuel Vignaud, Antoine Dauvergne
Les aventures de Blake et Mortimer sont un classique de la bande-dessinée franco-belge. Publiées initialement dans l’après-guerre, la série, compte 25 tomes. Elle se poursuit de nos jours, d’autres auteurs ayant pris le relais de son créateur Edgar P. Jacobs.
Du point de vue de l’analyse des représentations des sciences et des techniques, la série présente l’intérêt de mettre en scène un scientifique comme personnage principal : Philip Mortimer, chercheur en physique nucléaire, secondé de Francis Blake, pilote au sein de la Royal Air Force et agent des services secrets britanniques.
Les trois premiers tomes se déroulent dans le contexte d’une troisième guerre mondiale contre “les jaunes”. Nos deux héros détiennent les plans d’une merveille techno-scientifique : l’Espadon, une arme fatale qui pourrait changer le cours de la guerre. Sur le mode d’un récit d’aventure et d’espionnage, nous assistons à une course contre la montre : Blake et Mortimer doivent rejoindre le dernier bastion britannique afin de développer l’Espadon, tandis que l’envahisseur, dirigé par le dictateur Basam-Dambu, tente de les en empêcher. Cette oeuvre introduit la figure d’un scientifique héroïque, aussi habile avec sa tête qu’avec ses poings, et célèbre la puissance de la science pour l’action.
L’analyse des réseaux de personnages fait ressortir l’omniprésence de la dimension politique de l’oeuvre. Le lecteur est invité à prendre parti pour l’un des deux camps, celui des Britanniques contre les “jaunes”, qui se partagent à part égale le réseau.
Cette sur-représentation de la dimension politique nous indique que la série appartient autant au genre du récit d’espionnage et d’aventure, qu’au genre de la science-fiction. Néanmoins, l’une des caractéristiques exceptionnelles de Blake et Mortimer, est de mettre en scène un scientifique au centre du réseau. Dans le premier tome de la série, Mortimer vole la vedette à son acolyte Blake, que sa fonction de commandement nous incite à classer en politique.
Ce réseau dans lequel la science est entourée par la politique présente ainsi une signature singulière du point de vue des œuvres de science-fiction. Mais elle est finalement assez représentative de la structure même de l’intrigue : si la science de Mortimer joue un rôle clé pour la construction de l’Espadon, elle se retrouve enrôlée dans une fonction politique.
Cela justifie cet « emprisonnement » de la science par la politique sur le réseau. L’oeuvre fait ainsi de Mortimer, l’objet de la quête des deux factions : le développement de l’Espadon et l’appropriation de son savoir.
Ce personnage de scientifique héroïque, qui conserve sa lucidité et sait prendre les bonnes décisions pour les autres, rappelle des figures de l’oeuvre de Jules Verne, comme Cyrus Smith, l’ingénieur héroïque de l’Île mystérieuse (1875). L’insistance sur les techniques de transport – l’avion amphibie, la voiture, le sous-marin, le train, ou encore le dromadaire – s’inscrivent dans la lignée des Voyages extraordinaires. Mais contrairement aux oeuvres verniennes, la résolution des défis soumis à Mortimer est peu liée à sa qualité de scientifique. Mortimer est scientifique lorsqu’il dessine les plans de l’Espadon. Pour le reste, il est un homme d’action, habile autant par le verbe que par le coup de poing. Il surpasse même le pilote Blake dans le maniement de l’arme ultime.
Une dernière propriété du graphe tient aux caractères des personnages périphériques. En effet, dans la série, seuls les personnages centraux sont individualisés. Le premier cercle est constitué par Blake et Mortimer, leurs opposants et adjuvants principaux. Il s’ajoute ensuite, une périphérie constituée pour l’essentiel d’entités collectives. Ce sont les membres des deux armées adverses. On pourrait hésiter à caractériser ces groupes en technique, pour leur fonction d’exécution, ou en politique, pour leur appartenance au régime militaire.
Si l’affrontement de nature politique entre les deux camps constitue le moteur du récit, on remarque un élément étonnant lors de l’analyse du graphique : l’extraordinaire symétrie des personnages. Des deux côtés, nous observons la présence d’un dirigeant politique, William pour les Britanniques, Basam-Dambu pour “les jaunes”, d’un commandant militaire, Blake et Olrik, et enfin d’un scientifique, avec Mortimer et Sun Fo. Cette symétrie est renforcée par la double évasion de Mortimer puis d’Olrik.
Le rythme du récit, qui fait basculer d’un camp à un autre, dans une logique de montage parallèle, empruntée au cinéma, contribue à tisser un réseau de liens denses entre les personnages. Un tel partage des premiers rôles entre les héros et leurs adversaires paraît exceptionnel, comparé aux autres oeuvres analysées, qui ont plutôt tendance à repousser les opposants aux marges du noyau central.
Si tous les personnages occupent des fonctions symétriques dans les deux camps, comment le lecteur est-il amené à prendre parti ? Deux éléments sont utilisés pour diriger l’attention du lecteur. Le premier tient au langage graphique de la bande dessinée. Dès les premières planches, s’instaure un code de couleurs qui sera respecté dans toute l’oeuvre et qui signale le contraste entre les blocs. Une couleur rouge est associée au camp népalais. Cette couleur rouge rappelle évidemment le communisme dans le contexte de guerre froide, au moment de l’écriture. De l’autre côté, dans le camp britannique, une dominante bleue accompagne les deux héros Blake et Mortimer. Ce jeu avec les couleurs est d’autant plus important dans le plaisir esthétique de la bande dessinée que les deux camps se partagent souvent une même page.
Le second élément qui marque l’opposition entre les deux camps tient au degré d’individualisation des personnages. En effet, on remarque que la plupart des personnages “nommés” se situent du côté britannique, alors que “les jaunes” sont quasiment tous en groupe. En outre, chez “les jaunes”, c’est un personnage d’origine européenne Olrik qui occupe la place de l’opposant principal. D’un côté, nous avons des individus, de l’autre des masses indifférenciées.
La distinction des deux camps par la couleur et l’accès à l’individualité peut amener à s’interroger sur le message que porte la bande dessinée. Les deux camps semblent en effet viser des objectifs similaires, la recherche de l’arme ultime. La différence ne se fait pas sur une alternative entre une science autonome ou mise au service des militaires. Au final, prendre parti pour un camp plutôt que l’autre semble se ramener à un motif racial : les jaunes contre les blancs, ces derniers parés des vertus du flegme britannique, quand les jaunes sont marqués par la colère et l’impulsivité.
Les deux camps utilisent des tactiques similaires, qui relèvent du sabotage et de la dissimulation. La fin du dernier tome se conclut par l’usage de l’arme ultime contre le palais de l’empereur jaune. On assiste alors à une scène de bombardement aérien qui rappelle directement l’usage de la bombe atomique. Contrairement à de nombreuses oeuvres de science-fiction, l’enrôlement de la science pour la guerre est célébrée plutôt que condamné. Cette vision fait ainsi de la science l’instrument d’une politique militariste.